Ce rapport rédigé pour l’Institut Manpower n’exclut pas vraiment des évolutions plus positives comme celle du Danemark ou quelque contrée isolée, mais n’y accorde guère de crédit à plus grande échelle, semblant se satisfaire de sauver les meubles avec un minimum de protection qu’on peut légitimement trouver inacceptable. Dans sa Brève histoire de l’avenir, Jacques Attali imagine bien une ère nouvelle, qu’il repousse à plus de cinquante ans, où toutes les contradictions seraient résolues, où nous vivrions dans un paradis où le miel coulera à flot, avec une humanité réconciliée, coopérative et généreuse... mais ce ne sont que rêveries inconsistantes d’un au-delà que nous ne connaîtrons jamais ! La dure réalité du moment à laquelle il faudrait se résoudre, c’est celle du démantèlement des systèmes sociaux, de la flexibilité du travail, de la précarité de la vie, de la mobilité à outrance, de l’augmentation du stress et de la pression compétitive, de l’individualisme le plus exacerbé enfin avec pour unique horizon le dépérissement de l’Etat, la destruction des sociétés, la disparition des nations et toujours un productivisme débridé... Rien à dire, c’est bien notre réalité la plus actuelle, la pente sur laquelle on glisse plus ou moins rapidement depuis les années 1974, avec la dépression et le triomphe du néolibéralisme.

On ne peut donc prétendre qu’il n’y aurait rien de vrai là-dedans mais à cette vision linéaire et fataliste de l’histoire, on peut opposer une vision un peu plus dialectique, tenant compte des cycles économiques et générationnels (comme le cycle de Kondratieff), des limites écologiques et des nouvelles logiques productives de l’économie immatérielle ainsi que du fait que les hommes peuvent intervenir dans l’histoire par leurs luttes. Pas de raisons d’être optimiste sur ce point, certes, l’archaïsme des syndicats, de la gauche et du mouvement social en général laissant le champ libre à la refondation sociale patronale comme au discours libéral, présageant la victoire de l’horreur économique qu’on nous décrit par le menu. Ce constat pourrait du moins constituer une bonne raison de se ressaisir, "changer de logiciel" comme on dit, et de s’engager dans un nouveau cycle de luttes tourné vers l’avenir et la conquête de nouveaux droits plutôt que sur la préservation des avantages acquis, stratégie purement défensive qui est vouée d’avance à l’échec. Pour cela, il faudrait d’abord détacher dans l’analyse de notre situation historique ce qui relève de l’évolution technique ou des contraintes écologiques, effectivement incontournables, et ce qui relève des cycles historiques, démographiques ou idéologiques. A considérer le siècle passé on se rend compte en effet que le libéralisme ne triomphe jamais très longtemps, incapable de faire face aux catastrophes qu’il provoque, de même que les inégalités se creusent surtout dans les périodes de dépression (phase descendante du cycle de Kondratieff) qui sont aussi les périodes les plus libérales et se réduisent dans les périodes de croissance (keynésiennes) malgré ce qu’on pourrait croire. On ne peut faire comme si nous n’avions aucune expérience historique de ces phénomènes qui n’ont rien de nouveau.

Pour ce qui concerne l’analyse des mutations du travail, on peut s’étonner qu’il ne soit pas du tout question des logiciels libres ni des difficultés des grandes entreprises à gérer l’innovation et la créativité ni de la "crise de la mesure" dans le domaine immatériel où la productivité ne se mesure plus au temps passé (valeur-travail) dans ce qui s’apparente à un "travail virtuose", productivité qui est d’ailleurs devenue largement globale, nécessitant la coopération de tous les acteurs, et donc de moins en moins individualisable. Si le besoin d’autonomie dans le travail est rapidement évoqué, c’est sans voir à quel point cela peut entrer en contradiction avec le salariat qui est basé sur la "subordination", sur le "temps" de travail, sur la concurrence entre les travailleurs (le marché du travail), sur la séparation du salarié et de son produit enfin... Pourtant cette contradiction entre les nouvelles forces productives et les anciens rapports sociaux devrait mener au moins à sortir du salariat, si ce n’est à une révolution radicale des rapports de production, et non au simple aménagement du capitalisme salarial et productiviste. Tout ceci joint à la nécessité d’une relocalisation de l’économie pour équilibrer la globalisation marchande, sans compter tous les autres bouleversements que l’écologie ou la simple augmentation des prix du pétrole devraient imposer à relativement courte échéance, dessine un tout autre avenir que celui qui nous est promis. De ce point de vue, ce rapport est même complètement à côté de la plaque !

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Par Jean Zin