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Le marché, l'agora et l'acropole : Se réapproprier le marché
--> Par Serge Latouche
Lu sur refractions : Sortir de l’économie consiste à remettre en cause la domination de l’économie sur le reste de la vie en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes.
Cela doit certainement entraîner un dépassement de la propriété privée des moyens de production et de l’accumulation illimitée de capital. Cela doit encore aboutir par conséquent à un abandon du développement puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance au progrès, auraient disparu. L’économie entrerait simultanément en décroissance et en dépérissement.

La construction d’une société moins injuste serait à la fois la réintroduction de la convivialité, d’une consommation plus limitée quantitativement et plus exigeante qualitativement. Le gaspillage insensé des déplacements d’hommes et de marchandises sur la planète avec l’impact négatif correspondant sur l’environnement, celui non moins considérable de la publicité tapageuse et inutile, celui enfin de l’obsolescence accélérée des produits et des appareils jetables sans autre justification que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infernale constituent des réserves importantes de décroissance dans la consommation matérielle. Les seules atteintes à notre niveau de vie ne peuvent être qu’un mieux-être. Il est même possible de concevoir cette décroissance-là avec la poursuite fétiche de la croissance d’un revenu calculé de façon plus judicieuse. Tout cela sans parler des dépenses militaires ni bien sûr des changements en profondeur de nos valeurs et de nos modes de vie, accordant plus d’importance aux « biens relationnels » et bouleversant nos systèmes de production et de pouvoir.

Ce véritable réenchâssement de l’économique dans le social signifierait-il pour autant la disparition du marché?1 La question peut paraître saugrenue ou paradoxale. Comment peut-on, en effet, concevoir une abolition de l’économique avec un maintien de cette institution qui en est, en apparence du moins, le fondement même ? Très certainement, cela serait inconcevable si on identifiait le marché au Marché, c’est-à-dire à l’économie de marché et à la société de marché. 2 Toutefois, si on remarque que les marchés sont attestés dans de multiples sociétés sur tous les continents, et cela depuis la plus haute antiquité, bien avant la naissance du capitalisme et en dehors de son mode de production, la question mérite d’être posée. Car cette institution facilite incontestablement le commerce social, et pas nécessairement dans le sens du développement des inégalités et de l’injustice.

L’un des indices de la pérennité de l’institution du marché-rencontre, en dehors de l’invention de l’économie, est le fait qu’à la différence des autres notions fondamentales comme le développement ou le travail, il existe des mots pour le dire dans toutes les langues africaines. 3 Un bref survol des marchés africains est riche d’enseignements. Ceux-ci, comme nos foires médiévales, sont périodiques, et leur localisation obéit à des logiques complexes, plus sociales qu’économiques. La théorie économique de la localisation des marchés de Lösch et Christaller, qui n’est que le prolongement de la géographie économique hypothético-déductive de Heinrich von Thünen n’est qu’un exercice de virtuosité formelle qui n’apprend guère plus que ce qu’avec le bon sens et un peu d’intuition, on savait déjà. La localisation idéale, selon ce modèle, doit minimiser les coûts de déplacement des vendeurs et des acheteurs. Mais, toutes sortes de facteurs extra-économiques interviennent dans la détermination d’une place de marché, et comme la relation entre l’emplacement et les acteurs n’est pas à sens unique, on finit par s’accommoder d’une localisation « non rationnelle » au départ pourvu qu’elle ne soit pas déraisonnable. Les marchés africains sont des « agoras » où la fonction sociale prime sur la fonction économique, mais ce sont aussi des lieux de pouvoir, ou plutôt de contre-pouvoir essentiellement féminin, avec lequel les instances en place doivent compter.

Les marchés africains comme « agoras »

« Un marché? note Dominique Fernandez, quel terme plat et mercantile pour désigner le territoire magique où se déroule la plus fastueuse des cérémonies à la gloire des couleurs et des parfums! »4 Cette remarque, qui vaut encore (mais pour combien de temps?) pour les marchés des villages et des villes de nos pays latins, est cent fois plus vraie pour les marchés africains. Un marché sans odeur risque même de n’y avoir aucun succès. C’est du moins la leçon de l’expérience de Ziniare au Burkina Faso telle que la tire Jean-Pierre Guingane. Les musulmans y étant devenus majoritaires firent pression pour qu’on leur fasse un marché « propre » où ils ne seraient pas incommodés par l’odeur du dolo (la bière de mil) et celle de la viande de cochon. Toutefois, après avoir obtenu satisfaction, « ils étaient malheureux parce qu’ils n’avaient aucun client ». «Tous sont partis pour l’odeur du dolo et du cochon, et voilà ! Ils n’avaient plus d’acheteurs. » Tant et si bien qu’ils ont renégocié pour obtenir un marché unique avec une séparation interne plus nette.5 Le festival de couleurs et d’odeurs des marchés africains est d’abord un espace de sociabilité spécifique avant d’être un lieu d’échanges de denrées. L’agora, comme le forum, était un marché (agora d’ailleurs est le terme encore utilisé en grec moderne pour désigner l’institution), mais l’histoire a surtout retenu qu’il s’agissait des lieux par excellence de la vie publique.

Le marché est ainsi l’occasion de rencontrer des amis, des proches, du même village, mais aussi des villages avoisinants. C’est un lieu où se croisent les générations, les sexes et les ethnies diverses, liés par des parentés à plaisanterie, voire en situation de guerre plus ou moins ouverte. Le marché est un terrain neutre. Chacun dépose ses armes avant d’entrer. Ces grands rassemblements rythment le calendrier et servent souvent de repères chronologiques. Ils sont l’occasion d’annoncer publiquement les grands événements, éventuellement par crieur public. Ici, ce sont les négociations matrimoniales, là les funérailles qui font trois fois le tour de la place.6

« Dans certaines régions du Burkina Faso, note Guingane, chez les Turka par exemple, le marché remplit la fonction du journal officiel où tous les actes jugés importants sont publiés. La cérémonie du mariage comporte une partie où le marié, porté sur le dos de la population, puis sur les épaules de son ami, est suivi de la population. Il fait le tour du marché. Après cela, personne dans le pays, même les absents temporaires, n’est censé ignorer ».7

Des palabres informelles permettent d’y régler de multiples affaires. Les jeunes hommes viennent de très loin (20 à 30 km à pied) pour voir les jeunes filles dans tous leurs atours.

« Les espaces de vente de dolo... ou de noix de cola, note Guingane pour le Burkina, sont pris d’assaut, non pas parce qu’on a particulièrement soif ou envie de croquer la cola, mais parce que ces zones sont des lieux de rendez-vous amoureux. »8

Le côté érotique des marchés semble plus prononcé encore pour les marchés nocturnes qui sont souvent l’occasion de transgressions, ce qui expliquerait leur succès en dépit des risques réels et imaginaires qu’on prend pour s’y rendre.

Toutefois, avec la marchandise venue de loin arrive l’étranger, à la fois objet de méfiance mais aussi de fascination. Le marché africain, extérieur à l’enceinte villageoise, est un lieu neutre et pacifique où se fait le contact et l’apprentissage de l’autre. Les nouvelles du monde extérieur arrivent avec la connaissance d’autres croyances et coutumes qui inquiètent mais forcent à sortir de soi-même et à relativiser les choses. Le marché est une école de tolérance.

Enfin, si la principale denrée échangée est certainement la parole, la circulation de denrées constitue tout de même la raison d’être de ces foires périodiques. Et, ici, on se heurte au paradoxe marchand en Afrique.

À lire certains textes économiques, et en particulier les rapports de la Banque mondiale, on serait parfois tenté de croire que le marché est une réalité nouvelle au Sud du Sahara. Ainsi le rapport annuel pour l’année 2000 du FMI déclare à propos des pays africains qu’ils « n’ont pas encore réussi à s’intégrer aux marchés mondiaux ». L’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale serait même un projet d’avenir, comme si le commerce triangulaire, qui a saigné à blanc l’Afrique pendant plusieurs siècles, n’avait pas été une séquelle de la première mondialisation du XVIe siècle ! Le « sous-continent » noir en serait encore à découvrir les rapports marchands et les « lois » de l’économie moderne...

Il est vrai que depuis des décennies, les experts en développement vitupèrent les liens de solidarité, les dépenses ostentatoires, la faible monétarisation du monde rural, l’absence de dynamique de création de besoins nouveaux, l’insuffisance de la production pour la vente. Toutes ces choses constituent, selon eux, des résistances archaïques au libre jeu des mécanismes naturels, des freins insupportables à l’accumulation productive du capital et des blocages inadmissibles au sacro-saint développement.

Et pourtant, l’existence d’un commerce intérieur au coeur de l’Afrique et de circuits caravaniers vers l’extérieur est attestée depuis fort longtemps. Hérodote, déjà, raconte les expéditions des Phéniciens et l’étrange troc muet qu’ils pratiquaient avec les populations des côtes de l’Atlantique. Les perles de verre bleues, dites babyloniennes, de l’Antiquité se retrouvent dans les tombes préhistoriques des vallées du Niger. Les actuels commerçants syro-libanais ne font que renouer avec les pratiques de leurs lointains ancêtres... Du nord au sud du continent, il y a pléthore d’ethnies et de groupes divers à la réputation bien établie de « commerçants dans l’âme ». Certains sont spécialisés dans le commerce local, d’autres dans les transactions régionales, d’autres dans les trafics lointains. Pour le Maghreb, on connaît le dynamisme des Fassis et celui des Soussis du Maroc, celui des Mozabites d’Algérie, celui des commerçants de Sfax en Tunisie. Chacun a ses spécificité, ses réseaux, y compris en Europe. Les épiceries ouvertes le dimanche dans la région parisienne sont le monopole des émigrés du Souss, les pâtisseries tunisiennes de ceux venant de Djerba, etc. Plus au sud, les Maures sont les grands commerçants du Sahel. On les retrouve parfois sous le nom de Sénégalais jusque dans le bassin du Congo. L’Afrique noire n’est pas moins pourvue de groupes spécialisés dans les trafics et l’échange : les Haoussa, les Yorouba, les Dioulas, les Beembé du Congo, les Soninké, les Baol-Baol du Sénégal, les Bamiléké du Cameroun, sans oublier la confrérie des Mourides (car la religion a souvent son rôle dans cette affaire) ni les mama-Benz du Togo (car les femmes ne sont pas en reste dans ces trafics). On ne compte plus les groupes ethniques, les sectes religieuses, les zones ou les localités dont les membres passent pour d’habiles commerçants et commerçantes, des hommes et des femmes d’affaires avisés ou des spéculateurs heureux. Les souks et les marchés, lieux d’échange et de rencontre sont innombrables à travers toute l’Afrique. Ils impliquent la totalité de la population. La prégnance de l’échange marchand est au moins aussi ancienne qu’en Europe, et si la marchandisation y est sensiblement différente, sinon moins forte, on assiste désormais à une surmonétarisation de la vie courante.9 La monnaie intervient partout et pour tout.

Si les pays d’Afrique semblent « rester sur le quai » de l’actuelle mondialisation, c’est qu’ils subissent de plein fouet les effets d’éviction de l’ouverture des marchés. Saignés à blanc, ils n’ont plus grand-chose à offrir, et ce qu’ils offrent est toujours plus dévalué par les mécanismes diaboliques des plans d’ajustement structurel. Toutefois, les marchés colorés et pleins d’odeurs constituent peut-être l’un des derniers remparts contre le Marché et ses effets destructeurs. Cet échange de denrées mêlé à la parole, où chacun jauge l’autre pour trouver le taux d’échange qui permet de maintenir la relation, est aux antipodes du supermarché vanté par Milton Friedman dans lequel les gens n’ont pas besoin de s’aimer ou de se connaître pour faire des affaires. On paye et on embarque la marchandise.

« Donc Inno, dit Guingane, c’est pas un marché ; en fait, ça ne peut pas être un marché, c’est des magasins. » « C’est des chiffres, c’est ce que tu choisis, et tu paies et tu t’en vas. »10

Croire que l’unification et l’uniformisation planétaire seraient la condition de la paix est une fausse bonne idée, même en dehors de l’imposture économique. La diversité des cultures est sans doute la condition d’un commerce social paisible. En effet, chaque culture se caractérise par la spécificité de ses valeurs. Même s’il régnait un langage et une monnaie communes sur la planète, chaque culture leur accorderait des significations propres et partiellement différentes. Si les places de marché, les marchés-rencontres ont été pendant des siècles sur presque tous les continents des lieux d’échange pacifiques, de règlement des conflits, de circulation matrimoniale, entre voisins et même entre ennemis, c’est que les transactions entre étrangers permises par l’intermédiation monétaire, en dépit de son anonymat relatif, conservaient les qualités du don réussi entre proches. Du fait des différences d’échelles de valeur, chacun en ressortait convaincu d’avoir fait une bonne affaire (voire d’avoir roulé son partenaire, lui-même persuadé avoir réussi le même coup!). Les marchés africains illustrent abondamment cette ruse du commerce pacifique entre cultures différentes.

« En attribuant une valeur morale différente aux denrées échangées, écrit l’anthropologue Marco Aime, chacun des deux protagonistes s’en sortira comme le vainqueur suivant ses propres paramètres. »11

Il en était ainsi dans une certaine mesure, selon l’auteur, du commerce entre l’Occident et les pays de l’Est avant la chute du mur de Berlin qui assumait souvent la forme d’un troc en raison de « l’existence de conceptions culturelles différentes des valeurs dans les deux systèmes économiques et dans le maintien d’une frontière entre les deux ». 12

Dans les îles montagneuses d’Indonésie, les côtiers considéraient ainsi les produits reçus des montagnards comme un tribut payé par des sujets, tandis que les montagnards, se sentant parfaitement libres, se félicitaient de recevoir en échange de biens sans intérêts pour eux des marchandises d’importation inaccessibles et sans prix. Chacun interprétait la relation à son avantage et tous étaient satisfaits. En voulant libérer les prétendus sujets, missionnaires et colonisateurs hollandais ont cassé l’interdépendance harmonieuse des populations et, en imposant des valeurs uniformes, introduit des ferments de conflits insolubles. Même marchand, l’échange peut posséder les vertus du « doux commerce », à condition qu’il participe de la logique du don, alors que le Marché anonyme et abstrait est source inépuisable de frustrations, d’envie et de conflits qui dégénèrent en guerres tribales et purifications ethniques.

Cette participation à l’esprit du don se manifeste dans la relation de clientèle. Les comptes ne sont jamais apurés entre les partenaires. Le rabais consenti sous la pression relationnelle (en faisant éventuellement intervenir des proches importants) est un don qui relancera ultérieurement un achat éventuel plus coûteux. D’autre part, après un âpre marchandage, un petit cadeau (une mesure de mil en plus ou un treizième oeuf à la douzaine) vient atténuer la rigueur de la joute marchande.

« Le cérémonial du marchandage, si âpre soit-il, note Guy Nicolas pour les Haussa du Niger, conserve toujours quelque aspect oblatif... L’aspect ludique du marchandage a quelque rapport avec celui du don. »13

On ajoute toujours un petit quelque chose pour en témoigner. Cela s’observe dans la plupart des pays d’Afrique.

« Il n’est pas jusqu’à la pratique de l’usure, prétend-il, qui ne présente quelque aspect oblatif, dans la mesure où l’emprunteur s’estime redevable envers son usurier de lui consentir un prêt. »14

Cette proximité des rapports du commerce de marchandage avec le don est encore accrue du fait que la monnaie n’a pas le plus souvent en Afrique le statut d’un équivalent général abstrait mais possède une réalité concrète qui en fait un objet de contre-don. Lorsque l’argent et l’économie restent encastrés dans le social, ce qui est encore largement le cas, l’argent est un quasi-objet beaucoup plus qu’une monnaie.15

Ainsi, le marché-rencontre est un signe et une source incontestable de prospérité, dans tous les sens du terme. Comme les foires du SEL des systèmes d’échange locaux, il stimule non seulement les échanges mais, à travers eux, la production de denrées et le dynamisme collectif, mais sans l’aliénation propre au rapport marchand et à l’instrumentalisation de la production capitaliste.

Le marché comme pôle de pouvoir : l’anti-acropole

Il y a en Afrique un chef de marché, plus ou moins officiel, qui rend compte en général au chef de village (qui n’a pas le droit de venir au marché) de ce qui s’y passe. Il y a surtout la sacralisation du lieu, nécessaire à son succès et au bon déroulement pacifique des rencontres. Le marché est un lieu plein d’esprits bons et mauvais qui peuvent prendre toutes sortes de formes et qu’il faut apaiser ou se concilier. Les morts reviennent hanter le marché, et ceux qui ont le don de double-vue, les voyants, les y croisent. Toutefois, les cérémonies nécessaires font souvent appel à des pratiques archaïques et, parfois, dans les pays islamisés, à des survivances païennes. Les pouvoirs locaux ne peuvent pas refuser de se plier à ces exigences.

« C’est simple, dit à sa façon truculente Guingane, si vous ne faites pas ça et qu’il y a des malheurs et des incendies, des ci, des ça, on tape le maire qui n’a pas voulu respecter nos coutumes et le maire aussi a peur. Je crois que personne ne peut installer aujourd’hui un marché et ne pas tenir compte de ces aspects-là. »16

Et le pouvoir central, colonial ou autochtone, en voulant imposer ses propres vues se heurte souvent à l’obstruction des populations.Au nord du Bénin, la volonté d’imposer une localisation technocratique et la destruction du marché traditionnel de Copargo a été la source d’émeutes qui ont obligé le gouvernement à intervenir, à déplacer le sous-préfet et à rétablir l’état de choses ancien. Guingane cite un cas comparable au Togo.

« Le gouvernement en place a construit carrément un marché de toutes pièces et a voulu déplacer le marché séculaire dont les gens se servent de père en fils, de mère en fille depuis très longtemps. Il a voulu déplacer les gens de force pour faire un grand marché. Il a créé un autre grand marché, les gens ne se déplaçaient pas de l’ancien marché auquel ils sont habitués. Ils ont mis l’armée, ça n’a rien changé. Ils ont tabassé les gens, ils les ont poursuivis, ils les ont pourchassés, et ça n’a rien changé : les gens demeurent toujours au marché qui s’est créé spontanément et qui existe depuis longtemps, de façon séculaire. Donc, ça, c’est un cas de figure où finalement le gouvernement, en porte à faux par rapport à ce qui se fait de façon traditionnelle et spontanée, n’en démord pas pour autant, et s’accroche à vouloir inciter les gens à changer. »17

Au Mali, le cas du grand marché est une autre illustration. Après l’incendie de l’ancien marché (provoqué à dessein?), les gens ont préféré s’agglutiner dans les rues et les trottoirs avoisinants plutôt que de se rendre sur le marché construit dans un autre site. Finalement, l’ancien marché a été restauré.

Encore aujourd’hui, dans la vie politique française, une partie importante de la campagne électorale, se déroule autour des marchés. On y distribue des tracts, les candidats viennent y discuter leur programme et serrer les mains des commerçants et commerçantes et écouter leurs revendications. En Afrique, une partie importante de la politique de l’après-indépendance s’est faite sur et autour des marchés. L’appui des associations de marché reste encore souvent décisif. On comprend que les pouvoirs publics aient toujours tenté de contrôler ces endroits où se brassent tant de populations diverses et tant d’idées, éventuellement subversives. Les marchés sont un exutoire, non seulement pour les transgressions sexuelles, mais aussi pour toutes les tensions.

« Il existe, note Guingane, une rela tive liberté pour les marginaux, malheureux des carcans des coutumes et des traditions. Car une société bien gérée, c’est celle qui sait prévenir les conflits, et quand ils s’imposent leur trouver les solutions les meilleures. »18

Ainsi, le fou se trouve à son aise au marché, celui-ci exerce une fonction quasi thérapeutique. Mais les marchés sont surtout des lieux de fronde potentielle. Des grèves ou des mouvements de commerçants ont eu raison de certains gouvernements. « Encastré » dans la société africaine, le marché représente une sorte de contre-pouvoir.

« Lieu neutre et pourtant politique, mais pas politisé. »19

La distinction est importante. C’est le lieu par excellence de la société civile, avec toute la complexité de sens que ce concept revêt dans le contexte africain, opposé à la société politique, militaire ou religieuse lié au pouvoir officiel. Il se règle bien des conflits sur les marchés, avec la parole et parfois le recours à l’arbitrage des anciens et des sages, mais, si bien des palabres se déroulent ainsi en marge du marché, le marché n’est pas la palabre avec son rituel et sa solennité.20

Un lieu féminin

Cependant, il est grand temps de dévoiler l’autre face ou le vrai visage du marché. Il s’agit d’un lieu féminin par excellence. Les femmes en sont les acteurs clefs. Ce sont elles qui tirent les ficelles et qui dominent la scène marchande. Même si les multiples devoirs de l’épouse (la cuisine, les enfants, le mari) limitent sa disponibilité pour les trafics marchands, la répartition des tâches entre les co-épouses, ou avec les enfants et les parents, permettent aux femmes de jouer à plein leur rôle. Guy Nicolas cite même pour le Niger le cas de femmes qui reconstituent leur fonds de roulement en accordant furtivement leurs faveurs à l’écart du marché avant de revenir prendre leur place et repartir d’un bon pied dans leurs petits trafics. Ces pouvoirs détenus par les femmes des marchés, plus ou moins consacrés par des titres, des fonctions traditionnelles et le rôle plus récent d’associations de commerçantes, représentent un double défi par rapports aux autorités locales et étatiques. Dans la plupart des pays africains, le contrôle commercial constitue une forme de résistance symbolique et matérielle aux tentatives de contrôle économique de la part des gouvernements successifs. À travers la force tranquille de la protestation passive (mais parfois très active) des marchés, c’est la société civile qui s’exprime et fait savoir jusqu’où le mépris du citoyen (et plus encore de la citoyenne) ne doit pas aller trop loin.

Finalement, le marché-rencontre, tel qu’il existe encore en Afrique, témoigne de la survivance d’un encastrement assez poussé de l’économie dans la société. Mais alors, la distinction de Karl Polanyi entre économie substantielle et économie formelle n’a plus lieu d’être, comme l’a bien remarqué Louis Dumont. L’économie est toujours formelle d’une certaine façon, et dire qu’elle est encastrée est une manière « occidentalo-centrique » de parler, pour exprimer le fait qu’on n’a pas vraiment affaire à elle, mais à la société. Certes, il faut introduire cette réserve importante que les situations actuelles sont hybrides, puisque l’Occident ayant pénétré partout, tous les marchés sont pervertis par le Marché, tous les « commerces » et « échanges » sociaux par l’économique, et toutes les raisons par la rationalité calculatrice.21 Il n’en demeure pas moins, et c’est aussi une leçon que la connaissance de l’Afrique peut nous apporter, que la redécouverte du marché-rencontre fait partie de l’arsenal que la société civile devra sans doute restaurer pour sortir de la démesure de la société du Marché imposée par la mondialisation libérale.

La société de marché est certes une société de marchandisation, mais le Marché de la théorie comme conjonction d’une multitude d’offreurs et de demandeurs est un mythe. Les concentrations et les monopoles l’ont totalement éliminé ou détourné, si tant est qu’il ait jamais existé. En revanche, la place de marché, le marché lieu de rencontre et de bavardage des citoyens est à réinventer. Il importe tout en reconnaissant la dualité nécessaire de la socialité primaire ou communautaire et secondaire ou sociétale, d’éviter l’hétéronomie de la société de Marché en assumant pleinement la médiation démocratique du rapport d’échange entre citoyens. Le retour de l’esprit du don dans la société post-moderne est une nécessité, mais il ne doit pas compromettre la persistance d’une socialité secondaire. On peut concevoir celleci comme fonctionnant à la citoyenneté fondée sur la bienveillance mutuelle, la sympathie ou la philia, sans retomber dans le familialisme et le clientélisme. La réappropriation du marché signifie concrètement la réaffirmation de la nature radicalement politique de l’échange marchand qui n’est qu’une forme du commerce social. Aussi, même s’il est souhaitable que persistent des marchés et des rapports marchands, à côté de la redistribution et de la réciprocité, c’est l’imaginaire du Marché qui devrait d’abord être aboli pour rompre avec la logique de la démesure.22

Serge Latouche

1. La question se pose dans les mêmes termes pour l’argent, mais nous ne l’aborderons pas ici.

2. Sur cette distinction voir le chapitre I, « Marché et marchés », de notre livre l’Autre Afrique.

3. Jean-Pierre Guingane, le Marché africain comme espace de communication, conférencedébat. Sur www.cauris.org, p. 12.

4. L’Or des tropiques, Grasset, l993, p. 113.

5. Jean-Pierre Guingane, le Marché africain comme espace de communication, conférence-débat, sur www.cauris.org, p. 10.

6. «Vivre, c’est donc aller au marché. Et si on cesse d’aller au marché, c’est qu’on est mort » souligne Guingane, p. 8.

7. Ibid., p. 7.

8. Ibid., p. 4.

9. Sur cette distinction intéressante, voir l’article d’Olivier de Sardan, « L’économie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, n° 63, octobre l996, Paris, Karthala, pp. 97-116.

10. Op. cit., p. 16.

11. Marco Aime, « Mercati africani », Bollati Borighieri, Torino, 2002 (p. 61 du manuscrit).

12. Ibid., p. 62.

13. Op. cit., p. 2l7. Notons aussi : « Quant à la pratique commerciale, on peut y déceler des aspects qui se rapprochent de ceux du don et divergent par rapport au schéma libéral de référence [...]. Il convient de signaler [...], dans la pratique marchande courante, des conduites relevant incontestablement du principe et du rite oblatif. », ibidem, p. 10.

14. Ibid., p. 219. Cela rejoint la vision d’Aristote à propos de la vente à crédit. « La dette y est claire et indiscutable, remarque-t-il, mais il y a quelque chose d’amical (philikon) dans le délai consenti. » Éthique à Nicomaque, VIII, 15, cité par Dominique Temple et Mireille Chabal, la Réciprocité et la Naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 200.

15. « Pour les Fidjiens, la monnaie dans certains cas est moralement neutre, dans d’autres non. En Inde, par exemple l’échange monétaire n’a pas du tout bouleversé les relations traditionnelles et les hiérarchies préexistantes entre les castes. » (p. 70).

16. Op. cit., p. 11.

17. Ibid., p. 13.

18. Op. cit., p. 9.

19. Page 79.

20.Voir la Déraison de la raison économique, le chapitre II : « La palabre, une forme de "phronésis"[ mot grec qui signifie : sagesse] africaine »

21. Nous renvoyons le lecteur à l’annexe de notre livre la Déraison de la raison économique.

22. Sur ce point, voir la belle démonstration de Geneviève Azam, « Économie sociale : quel pari ? » dans Économie et Humanisme, n° 347, décembre l998-janvier 1999, pp. 20-21
Ecrit par rokakpuos, à 04:47 dans la rubrique "Economie".



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