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L’économie participative à Huancarani, une communauté bolivienne
--> Un panorama hétérogène
Lu sur refractions : Cet article expose certains résultats issus d’un travail de terrain réalisé en Bolivie, à Huancarani, une communauté qui se trouve à une trentaine de kilomètres de Cochabamba2, vallée andine de climat tempéré.

À Huancarani, la superficie moyenne de terre dont disposent les membres de la communauté est très réduite (autour de 600 m2) et pour autant l’agriculture (maïs, cucurbitacées, persil, entre autres) est destinée à l’autoconsommation des ménages plutôt qu’à la vente. Certains produits (figues de barbarie, cochenilles élevées dans les figuiers de barbarie) sont cependant commercialisés en petites quantités.

La population de Huancarani est extrêmement hétérogène, bien qu’elle soit composée essentiellement de familles originaires de la région dont un grand nombre est parti vivre dans les centres miniers lors de l’apogée de la production minière.

Beaucoup de ces familles sont revenues vers leur région natale à la fermeture des mines d’État à partir de 1985.3 D’autres personnes originaires de l’altiplano bolivien se sont installées à la même époque dans les vallées, également expulsées des mines. Plus tard, vers 1995, Huancarani a connu une nouvelle vague d’immigration en provenance des zones d’altitude de la région de Cochabamba et du département de La Paz.

Par ailleurs, il existe une importante émigration masculine vers les terres basses de Bolivie. En marge des femmes restées seules en l’absence de leurs maris, Huancarani compte une importante population de femmes veuves ou simplement célibataires. Ce sont par conséquent les femmes, majoritaires, qui constituent les principaux agents de la construction de la communauté.

Afin de comprendre l’impact de l’économie solidaire à Huancarani au sein du travail communautaire que nous exposerons plus loin, il est nécessaire d’aborder en premier lieu le concept de pauvreté dans la région. « Le pauvre n’a rien, il est orphelin. » Ainsi la pauvreté n’est pas seulement matérielle ; elle est aussi symbolique. Le pauvre n’est pas seulement celui qui n’a rien ou peu de choses, c’est également celui qui n’a personne. Déjà les premières références bibliographiques andines assimilaient l’état de pauvreté à celui d’orphelin. En effet, dans le cadre d’une économie de réciprocité, le pauvre est celui qui ne peut disposer de la force de travail de ses alliés et ne peut, par conséquent, compter que sur la sienne, ce qui ne facilite pas l’accès à des ressources variées (cf. Pease, 1999). Dans la société précolombienne où ne circulait pas de monnaie et où la vie agricole requérait une participation massive de la famille, le pauvre était celui qui ne jouissait pas de liens familiaux étroits, qui ne disposait pas d’allié; en bref, l’orphelin représentait l’image même du pauvre. Actuellement, la situation s’est compliquée, de nouveaux éléments sont venus s’ajouter à cette problématique depuis la généralisation de l’économie de marché : la nécessité d’obtenir de l’argent pour accéder aux biens proposés sur le marché et non produits par la communauté.

Les personnes seules sont donc les plus vulnérables et les plus sujettes aux diverses formes de discrimination. À Huancarani, nous avons identifié deux types de personnes seules. Le concept indigène de wajcha correspond à l’état d’orphelin; par extension, ce statut a été assimilé à celui de pauvreté (défaut de parentèle nécessaire dans un système économique qui dépend en partie de la réciprocité). Les personnes ch’ulla, quant à elles, sont celles à qui « il manque leur paire ». Ce statut concerne donc les individus qui ont perdu ou n’ont pu former la paire indispensable (veufs, abandonnés, célibataires). Dans une communauté agraire où les modalités de réciprocité sont de rigueur, où l’agriculture est l’activité dominante (ce qui requiert une importante force de travail) et où l’accès à l’argent est limité, avoir un compagnon est nécessaire; cela alimente le statut social de la personne et le capital symbolique de la famille.4 En effet, la vision classique du couple dans les Andes met en valeur la complémentarité qui existe au sein de celui-ci et l’équilibre et l’harmonie qui s’ensuivent (cf. Platt, 1976). Ainsi, le principe de chachawami (homme-femme) suppose une relation dans laquelle les décisions sont prises conjointement, chaque individu du couple étant reconnu et valorisé dans son rôle économique et social.5 Quand cet équilibre est rompu, les personnes souffrent de discrimination de la part de leurs pairs; leur seule faute étant leur indigence matérielle ou symbolique.

Par conséquent, la personne seule ne forme pas une unité complète, elle est diminuée et ne peut jouir d’un statut socio-économique prestigieux. Non seulement être ch’ulla est synonyme de pauvreté, mais cela signifie également un fort mépris de la part du reste de la communauté, un manque de considération. Adela qui vient de La Paz et a été abandonnée par son mari constate que :

« Certaines personnes nous traitent bien, d’autres disent du mal de nous, disent des gros mots, nous humilient ; nous ne sommes pas tous égaux, certaines personnes ne ressentent rien, les pauvres. »
Et elle explique pourquoi il est difficile de vivre seule :

« À deux, on s’aide. Parce qu’une femme seule doit assumer le travail de l’homme et de la femme. On nous regarde souvent de travers. Certaines personnes discutent entre elles, disent ceci ou cela [...] D’autres me disent aussi : “Trouve-toi un mari, d’une façon ou d’une autre cela va t’aider. Maintenant tes enfants sont petits et tu les entretiens comme tu peux, mais ils grandiront et ils devront étudier, cela va te coûter cher. Et si tu tombes malade, personne ne te donnera un médicament”. »
Fidel, ch’ulla, fait le commentaire suivant :

« On souffre beaucoup et on a envie de ne rien faire ; on n’a pas envie non plus d’avoir des choses pour la maison. Personne ne cuisine pour toi, personne ne lave tes affaires, tu n’as personne à qui parler, à qui acheter quelque chose, et tu n’as pas non plus d’enfant qui t’aident dans le travail. »

Par ailleurs, dans une société fondée sur l’économie agricole, une personne seule, sans conjoint ni parents proches, ne peut accéder aussi facilement qu’une autre aux moyens de production comme la terre, la main-d’oeuvre et à un minimum de capital (outils, graines, etc.) ; ou, au contraire, possède ces éléments mais ne peut, seul, les exploiter.
La richesse matérielle d’une personne seule n’est pas valorisée puisqu’elle ne peut l’exploiter correctement et celle-ci souffre de ce fait de pauvreté symbolique. Ainsi, en perdant son mari ou sa femme, le veuf ou la veuve ne jouit plus dès lors du même statut social ; au contraire, il doit endurer la non-reconnaissance des autres. En effet, en perdant sa moitié, on perd le capital symbolique accumulé à travers l’union (cf. supra, le concept de chachawami). Ainsi Nancy Fraser (1998) remarque deux formes d’injustices sociales. La première concerne la discrimination essentiellement économique, une redistribution inéquitable ; l’autre forme de discrimination est culturelle et symbolique, relative aux modèles de représentation, d’interprétation, de communication, c’est l’ignorance de l’autre.
Les personnes seules, et particulièrement les veuves, sont considérées comme pauvres ; cependant il est nécessaire de remarquer que nombreux sont les veufs qui disposent de grands terrains cultivables et d’animaux, ce qui représente d’après la première auto-stratification, une source de richesse. On comprend ce paradoxe à partir de l’exemple de deux veuves de la communauté (Olimpia et Eufrasia) qui, bien qu’elles aient toutes les deux de grandes étendues de terres, ont été incluses dans la catégorie des pauvres puisqu’elles sont seules. Garcilaso de la Vega avait déjà relevé cette ambiguïté :

« Le riche était la personne qui avait des enfants et de la famille qui l’aidaient à travailler pour terminer plus vite le travail tributaire qui lui incombait, celui qui n’avait pas de famille avait beau être riche d’autres choses, il n’en était pas moins pauvre. » (Garcilaso de la Vega [1609] 1943, I : 255, cité dans : Pease : 127).6

Hormis les deux cas présentés précédemment (wajcha et ch’ulla), et d’une certaine façon en les prolongeant, nous avons créé une catégorie analytique hybride pour exprimer la situation socioéconomique et émotionnelle de la famille migrante qui, au quotidien, n’entretient pas de relation de parenté étendue dans son nouveau lieu de résidence. Dans le cas de la famille wajcha-migrante, nous ne tenons pas compte de l’existence d’un conjoint ou d’enfants ; en revanche, il est primordial d’apprécier l’absence de famille étendue, essentielle dans la vie quotidienne où les menus services que l’on peut se prêter renforcent l’unité familiale et permettent d’affronter certaines situations de manque. Par conséquent, la famille wajcha-migrante ne dispose que de sa propre force de travail, ce qui rend particulièrement délicate sa vie au quotidien. La famille doit dès lors tisser de nouveaux liens sociaux afin de s’intégrer dans la communauté d’accueil. Aleja, originaire de La Paz, installée depuis quatre ans à Huancarani avec son mari et ses enfants, remarque combien il est difficile de n’avoir personne à qui confier ses angoisses et ses joies, et la difficulté de créer des réseaux de relations socio-économiques.

Un état transitoire

Mais l’état de pauvreté n’est pas forcément définitif, et il est nécessaire de tenir compte du cycle de vie des familles : un couple jeune sera généralement considéré comme pauvre parce qu’il « commence » à s’établir dans la vie, qu’il a des enfants à charge, et n’a parfois pas encore reçu d’héritage. Cette pauvreté est conjoncturelle et le couple pourra renverser cette situation avec le temps. Quant aux ch’ullas, la plupart de nos informateurs ont mis l’accent sur l’éventualité d’inverser cet ordre des choses à force de travail. En prolongeant ces réflexions, la pauvreté symbolique est synonyme de méconnaissance, elle revient à réduire l’être à l’anonymat; finalement le capital symbolique, d’après Bourdieu (1980), permet d’arracher la personne de l’insignifiance, d’une existence peu reluisante, en lui donnant du sens et une reconnaissance sociale. Le capital symbolique affirme la raison d’être de l’individu. Or, sans tomber dans le réductionnisme, la communauté andine repose, depuis les temps précolombiens, sur des liens collectifs de réciprocité forts et, de ce fait, la personne seule ne jouit pas du même statut économique, mais surtout social au sein de la communauté que la personne qui vit en famille.

Stratégies développées par les personnes seules

Certaines personnes ch’ulla cherchent un compagnon afin de tromper la solitude et de colmater le manque économique. Une autre stratégie consiste à adopter un enfant. Plus tard, l’enfant deviendra le pilier économique et symbolique de la famille uniparentale. À travers cet acte de réciprocité, la famille peut se reproduire, le nom et les biens étant transmis à l’enfant.

D’autres personnes ont recours à la collaboration entre familles afin d’effectuer des travaux agricoles, de construction de maison, de nettoyage des canaux d’irrigation, etc. Ces formes d’entraide collective sont l’occasion de festivités (celui qui requiert la main-d’oeuvre est obligé de rétribuer le travail en partie en échange de nourriture et de boissons) qui sont elles-mêmes le prétexte à des formes de réciprocité entre les participants et entre eux et la divinité de la Terre Mère, la Pachamama. Cette dernière reçoit les offrandes d’alcool et rend ce sacrifice généreusement ou non suivant la densité du tribut offert.
Les formes les plus courantes d’échange réciproque rencontrées à Huancarani sont l’ayni, le yanapakuy et la mink’a. L’ayni consiste à offrir une certaine quantité de travail qui sera rétribué ultérieurement de la même façon et dans un domaine identique. Par ailleurs, on peut définir le yanapakuy (du quechua yanapay : aider) comme une aide volontaire, notamment au cours de fêtes et de célébrations religieuses. La rétribution n’est pas directe ; en revanche, celui qui reçoit cette aide doit offrir à boire et à manger à ceux qui apportent leur collaboration. La mink’a, quant à elle, est une forme hybride, voire perverse, de la fameuse réciprocité andine. La personne offre sa force de travail à une autre et choisit d’être rémunérée soit en espèces, soit en argent. Comme la rétribution est immédiate, celui qui appelle à réaliser une mink’a rompt la relation de réciprocité qui pourrait s’installer.7
Par ailleurs, cela peut représenter une stratégie pour ne pas avoir d’ayni à rendre et cette forme déguisée de réciprocité en réalité n’est accessible qu’aux personnes ayant d’importantes ressources matérielles. Cependant, à Huancarani, même si les femmes sont beaucoup moins bien rétribuées que les hommes (le rapport est de l’ordre de 1 pour les femmes à 3 pour les hommes), les femmes se servent des produits reçus pour aller les vendre et obtenir ainsi de l’argent.

Ces formes de solidarité collective sont traditionnelles dans la région, ce qui ne les empêche pas d’être l’objet de transformations, d’adaptations au contact de la société moderne. Les personnes seules peuvent recourir à ces différentes institutions soit pour solliciter de la main d’oeuvre soit au contraire pour proposer leur force de travail. Hormis ces différentes pratiques, les ch’ulla peuvent également assister au travail communautaire qui permet, dans une certaine mesure, de proposer des solutions aux formes d’injustice socio-économique identifiées par Fraser (cf. supra).

Le travail communautaire : espace d’intégration économique et sociale

Le travail communautaire est le fruit du projet utopique fomenté par un dirigeant de la communauté, Joaquin, qui permettrait d’amoindrir l’injustice sociale et économique, d’une part, en facilitant l’accès aux produits par des personnes qui ne pourraient y parvenir par d’autres moyens et, d’autre part, en revalorisant leur statut social.

Le travail communautaire, appelé également pirwa par les membres de Huancarani en souvenir des anciens « magasins » incas où l’on gardait le grain, les vêtements et autres articles en vue d’une redistribution postérieure, est une organisation qui invite ses membres à travailler ensemble une fois par semaine. Depuis une quinzaine d’années, dans le cadre de la pirwa, de nombreux projets ont vu le jour. Les habitants ont construit un réservoir d’eau qui alimente tout le village; par la suite, ils ont restauré l’école, puis ils ont mis en place un petit magasin communal où les articles sont vendus à prix de revient, ce qui facilite l’accès à ces produits non seulement aux participants de la pirwa mais également à toute la communauté. Depuis quelques années, les personnes qui travaillent dans ce cadre gèrent une parcelle de terre sur laquelle ils produisent du maïs qui leur est distribué ultérieurement selon le principe « la terre à celui qui la travaille ». Elles ont également construit des locaux dans lesquels les habitants ont planifié d’installer une boulangerie et d’autres ateliers à des fins éducatives et productives.

La pirwa est le lieu de convergence d’une vingtaine de personnes : une majorité de femmes (80 %), de personnes âgées, d’invalides. Des habitants de Huancarani assistent au travail communautaire (pirwa) mais également des personnes venues des alentours ou d’autres régions du pays, d’anciens mineurs : 65 % de cette population provient de la migration. Les hommes dont la moyenne d’âge est supérieure à 66 ans et les femmes sont souvent marginalisés du marché du travail ; ils voient donc à travers leur participation à la pirwa l’accès assuré à des aliments et la reconnaissance de leur travail par tous les membres de la communauté. Fidel raconte :
« On nous répartit ces coupons. Comme, parfois, il n’y a de travail nulle part pour que l’on puisse gagner quelque chose, pour que l’on puisse manger, il reste toujours ces coupons. »

La pirwa représente, par conséquent, pour ce groupe une précieuse contribution à leur économie. De même, nous avons identifié huit ch’ulla (sans conjoint), un wajcha (orphelin), cinq wajcha- migrants (migrants sans parentèle étendue dans le nouveau lieu de résidence), cinq ch’ullas temporaires (les maris migrent de façon temporaire). Cependant, comme ces catégories ne sont pas excluantes, nous obtenons un total de quatorze personnes seules au moins une majeure partie de l’année et qui, en conséquence, ne jouissent pas d’entrées monétaires variées et doivent s’efforcer de combler ce qu’apporterait un éventuel conjoint.

La pirwa évoque un espace d’intégration où chacun est reconnu dans sa différence. C’est la scène où tous, les femmes et les personnes âgées aussi, sont respectés non seulement dans leur valeur sociale, comme source de savoir, mais également comme acteurs économiques. La pirwa est parvenue à valoriser les capacités productives de ces personnes généralement reléguées aux cuisines ou aux asiles, raison pour laquelle elle symbolise un espace de solidarité et d’aide mutuelle où les différents acteurs sociaux tissent des relations diverses ; les personnes seules y trouvent une certaine forme de complémentarité qui manque à leur foyer.

De plus, aller à la pirwa correspond à un moment liminaire à la routine quotidienne, où les tâches ménagères sont repoussées à plus tard, et où l’on va rire, discuter, échanger les derniers commérages. C’est un moment privilégié à partager entre amis. Adela fait le commentaire suivant : « Nous nous sommes habitués à aller à la pirwa, nous y allons pour bavarder, pour rire. » Pour les personnes seules, venir travailler leur permet de tromper leur solitude : « Cela me distrait de venir ici parce que je vis seule, ma fille vient parfois et parfois non », raconte Eufrasia. Pour les wajcha-migrants, cela représente l’occasion idéale de se faire de nouvelles racines, de combler l’absence de parentèle et de rencontrer des amis. Martha explique :

« J’aime surtout venir, peut-être parce que je me sens seule chez moi, comme mon fils va à l’université, il rentre le soir ; pendant la journée, je me sens seule, mon mari sort parfois [...]. C’est une distraction de partager ces moments avec les femmes [du travail communal] en plus du travail que nous réalisons. C’est sympa de partager ces moments avec elles. Parfois nous parlons de telle chose, parfois je leur raconte telle autre. Il arrive que nous venions de mauvaise humeur, nous rions, tout ça, cela me permet de sortir de la routine. »

Ainsi, Martha, chargée de diriger le travail communal, est occupée en permanence et n’a plus le temps de penser à sa terre natale (Oruro). Elle ajoute qu’elle a pu s’intégrer à sa nouvelle communauté à travers le travail communautaire et pénétrer ainsi rapidement dans le monde des vallées tellement différent de celui de l’altiplano. Par conséquent, la pirwa ne comble pas seulement un vide économique mais fournit également une stabilité affective et émotionnelle à ses participants, notamment aux personnes seules. C’est un espace de socialisation à travers lequel on renforce les amitiés, mais c’est aussi un univers complexe où surgissent les animosités, les jalousies et les susceptibilités de chacun sans pour autant rompre l’harmonie du groupe. Au contraire, la pirwa sert d’exutoire aux diverses tensions qui apparaissent à tout moment de la vie quotidienne.

La pirwa est aussi source d’identité. La reconnaissance publique de la valeur sociale et économique des participants est indispensable (le reste de la communauté s’approprie les oeuvres réalisées dans le cadre de la pirwa). Par conséquent, les adhérents à ces réseaux de solidarité renforcent la confiance en eux et leur identité individuelle à travers leur appartenance collective. L’économie solidaire vise dès lors à renforcer le lien social.

L’économie solidaire en pratique

Nous définirons l’économie solidaire a Huancarani comme le point d’intersection entre les trois types d’action économique mis en valeur par Polanyi (1957a et b) : le marché, la redistribution et la réciprocité. À ce propos, Polanyi puis Granovetter (1985) ont noté l’importance de l’enracinement de l’action économique dans le social. Et le mécanisme qui se charge de transformer l’économie de marché en économie solidaire consiste à drainer l’argent issu du marché capitaliste puis de le redistribuer sous forme de modalités non monétaires au sein de la communauté. Cette mutation du capital économique en capital symbolique et social favorise la cohésion du groupe, parce qu’il permet le développement de relations sociales de coopération et de solidarité.

Ainsi, selon Bourdieu (1980), les différents capitaux (économique, symbolique, social, culturel et politique) sont convertibles entre eux et sont également étroitement imbriqués les uns avec les autres. On assiste dès lors à une conversion du capital matériel en capital symbolique, lui-même reconvertible en capital matériel. Les différentes formes de capital s’alimentent mutuellement. Or la notion de capital symbolique suppose l’accumulation d’un certain type de biens symboliques tels que le prestige, l’honneur social et la reconnaissance. Autant de biens qui ne sont pas répartis de façon équitable. Ces conversions sont possibles dès lors qu’il existe des réseaux sociaux, au sein desquels agit la réciprocité, qui constituent le capital social. Ces réseaux, d’après Putnam (2001), ont de la valeur pour ceux qui y participent parce qu’ils ont des effets externes visibles dans la sphère du privé aussi bien que dans celle du public.

À Huancarani, Joaquin, dirigeant de la communauté, est le dépositaire de la confiance des habitants. À travers la reconnaissance que ces derniers lui portent (son capital symbolique) pour les actions qu’il a entreprises en Europe comme en Bolivie, il s’est constitué un important réseau social (capital social) d’amis européens. Grâce à l’accumulation de ces capitaux, il est parvenu à canaliser des fonds économiques qui sont investis dans l’organisation d’un travail communautaire ; d’une part, dans des matériaux de construction pour des oeuvres qui bénéficient à la communauté dans son ensemble et, d’autre part, dans des aliments pour ceux qui participent à cette activité. Ainsi, plus avance ce projet, plus Joaquin accumule de reconnaissance aussi bien de la part des habitants de Huancarani que de ses amis européens. Il en résulte une aide financière et un soutien moral constants qui proviennent d’Europe et qui se convertissent ensuite en une augmentation de son capital social aussi bien que symbolique. Le cercle est bouclé, dès lors, les différents champs peuvent se rétroalimenter entre eux : (dans notre cas) le prestige joue comme une sorte d’investissement initial qui à son tour favorise la création de capital économique.8

Au sein de l’organisation du travail communautaire, les pratiques économiques ne sont pas guidées par le calcul rationnel de chacun ; au contraire, elles se confondent avec des pratiques qui ont lieu à l’intérieur de réseaux de relations sociales et qui n’ont point comme dessein le gain individuel. Cette forme d’organisation qui intègre une majorité de personnes marginalisées par l’économie de marché prévient le retour de capital sur une seule personne tout en recherchant la création d’un patrimoine collectif (la communauté) et la meilleure satisfaction possible de ses membres (Eme, Laville, Maréchal, 2001). Si nous nous livrons à un petit calcul qui consiste à convertir l’équivalent des aliments reçus en argent, nous constatons que la somme est inférieure à ce que les participants recevraient réellement s’ils travaillaient ailleurs. Ce qui nous amène à penser que les membres de la pirwa ne viennent pas uniquement pour les aliments mais également pour d’autres raisons qui ne peuvent être chiffrées. Cependant, ils valorisent énormément l’apport d’aliments à leur économie familiale. Eufrasia rapporte que : « [La pirwa] nous aide. Parfois, nous n’avons pas d’argent, et nous mangeons cela [les aliments], et aussi du riz et des pâtes. Et cela nous ne l’achetons pas avec notre argent. »

D’autres membres de la pirwa n’ayant pas de besoins économiques aussi impératifs en profitent pour acheter, avec l’argent économisé, des articles auxquels ils ne pourraient accéder dans un autre contexte :

« Jusqu’à présent, cela m’aide, parce qu’au lieu d’acheter ces aliments, je les ai toujours chez moi. Avant, je devais acheter une arrobe de riz par mois, et maintenant [avec l’argent économisé], je peux acheter quelque chose pour ma maison. Par exemple, le mois dernier, quand nous avons reçu les aliments, je n’ai acheté aucun de ces produits, mais je me suis acheté un lavabo pour ma cuisine. J’ai pu acquérir quelque chose au lieu d’acheter ces aliments. » (Lucy)

Et Martha ajoute que : « Les aliments qu’on nous donne représentent une grande aide [...], parce que de nos jours, l’argent que l’on gagne ne suffit pas. On a beau gagner beaucoup, cela ne suffit jamais ; je crois que nous passons tous par là [...]. Je pense que toutes les femmes qui travaillent ici disent aussi que c’est une grande aide. »

En bref, la pirwa offre une opportunité à ces personnes de travailler alors que la société les aurait marginalisées.De surcroît, le travail masculin et féminin est reconnu de façon équitable, ce qui n’aurait pas lieu sur le marché du travail traditionnel (cf. supra) : tous reçoivent la même quantité d’aliments quelle que soit la quantité de travail apportée, les personnes âgées sont aussi « rémunérées » que les jeunes. Ces réflexions mettent en valeur l’humanisme qui régit la pirwa. En conséquence, la pirwa est un espace privilégié qui favorise la reconnaissance de chacun par les autres, qui donne du sens à la vie de ses membres, qui comble les vides émotionnels et crée du lien social. Elle génère également de l’équité sociale, tous étant valorisés et rémunérés de la même façon, ce qui ne serait pas le cas dans un autre contexte de travail où par exemple la valeur économique de la femme est souvent dénigrée, où les personnes âgées n’ont plus accès au travail... Nous attirons l’attention sur cette population souvent marginalisée (notamment par les projets de développement) et pourtant économiquement active. Les institutions de développement sont nombreuses à clamer la participation des acteurs intéressés, notamment les femmes. Il serait donc judicieux que cet effort n’en reste pas au niveau du discours mais qu’il soit mis en pratique et pour cela il est nécessaire de prendre en compte cette population en renforçant son auto-estime et en valorisant sa participation économique et sociale dans la vie communautaire.

Céline Geffroy Komadina

1. Ce travail a été effectué dans le cadre du Programa de Investigación Estratégica en Bolivia (PIEB), institution qui dépend de la coopération du gouvernement des Pays-Bas, (seconde convocation pour jeunes chercheurs 2001-2002). L’équipe était composée de Maria del Carmen Soto Crespo (sociologue), José Gonzalo Siles Navia (économiste) et Céline Geffroy Komadina (anthropologue).

2. Cochabamba est, par son économie et sa démographie, la troisième ville de Bolivie.

3. Les mines d’État ont fermé peu à peu à partir de 1985, ce qui a provoqué la migration massive des anciens mineurs de l’altiplano bolivien vers les vallées (décret de Relocalisation, 1985).

4. Cela permet de disposer de force de travail et favorise la stabilité émotionnelle.

5. Actuellement, ce concept est remis en question parce que considéré excessivement rigide par les spécialistes des Andes. Cette vision d’équilibre est idyllique ; effectivement, s’il existe une complémentarité au sein du couple, elle n’est pas pour autant synonyme d’égalité.

6. Traduction de l’auteur.

7. L’échange réciproque crée de la dette ; un certain laps de temps doit s’écouler avant de la rendre.

8. L’effet inverse peut être également vrai : le capital économique peut entraîner la formation d’autres formes de capital.

Bibliographie

– Bourdieu, Pierre, 1980, le Sens pratique, éd. de Minuit, Paris.

– Eme, Bernard, Laville, Jean-Louis et Maréchal, Jean-Paul, 2001, Économie solidaire : illusion ou voie d’avenir ?, université d’été d’Arles.Table ronde sur l’économie solidaire (contribution). http ://attac. org/fra/list/doc/eme. html

– Fraser, Nancy, 2002, Social Justice in the Knowledge Society : Redistribution, Recognition, and Participation. http://www. wissensgesellschaft. org/ themen/orientierung/socialjustice. html

– Granovetter, M., 1985, « Economic action and social structure : The problem of embeddedness », American Journal of Sociology, 91 (3) : 481-510.

– Morée, Dicky (de), 1998, « La estratificación campesina : en busca del verdadero pobre, pp. 531-541 » en Estrategias campesinas en el surandino de Bolivia, intervenciones y desarrollo rural en el norte de Chuquisaca y Potosí. Plural editores, La Paz.

– Pease, Franklin, 1999, Curacas, Reciprocidad y Riqueza (2e édition), Pontificia Universidad del Perú, Fondo Editorial, Lima.

– Platt, Tristan, 1976, Espejos y maiz, CIPCA, La Paz.

– Polanyi, Karl, 1957 (a), « The economy as instituted process ». En Polanyi, Karl et al. (eds.), Trade and Market in the Early Empires. New York : The Free Press.

– 1957 (b), The Great Transformation : The Political and Economic Origins of Our Time. Beacon, Press, Boston.

– Putnam, 2001, « Mesure et conséquences du capital social » en ISUMA, Volume II. http://isuma.net/v02n01/putnam/putnam_ f. shtml

– Widmark, Charlotta, 2001, A contribution to the Poverty Conference, Sida, Stockholm, 18 October 2001. www. sida. se/Sida/articles/8400- 8499/8428/Widmark. doc
Ecrit par rokakpuos, à 05:26 dans la rubrique "Economie".



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