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L'En Dehors


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Sébastien Faure. Propos subversifs : 4. Leur Patrie
Lu sur bibliolib : La Guerre est une folie et un crime. - Folie, du côté des peuples qui la subissent ; crime, du côté des Gouvernants qui la préparent et la décident. - Seul, peut expliquer ce crime et cette folie le courant vertigineux que suscite, dons les cœurs et les esprits, le Patriotisme.

- Espèces variées du « Patriote » : le primitif, le sentimental, le raisonneur. - Les possédants ont une Patrie, les prolétaires n’en ont pas. - La « Défense Nationale » sert de prétexte à l’Armée permanente, à l’expansion coloniale, au « Parti » de la Guerre. En réalité, l’Armée sert à défendre la Société capitaliste contre les assauts révolutionnaires. - Paix ou Guerre ? - Le règne de la Paix implique, de toute nécessité, le Désarmement Général.

CAMARADES,

Par la pensée, transportons-nous sur un champ de carnage. Du matin au soir, la bataille s’est poursuivie, farouche, terrible, implacable. La nuit est tombée. Le silence n’est troublé que par les cris des blessés, le râle des agonisants, les appels plaintifs et désespérés de cette chair qui souffre, les imprécations de cette jeunesse qui se sent mourir. A la pâle clarté de la lune, regardez cette sorte de colosse que la nature semblait avoir taillé pour une carrière aussi laborieuse que féconde. Son sang coule à flots par dix blessures béantes. Il est sur le point d’expirer. Et maintenant, penchez-vous sur ce tout petit soldat, un enfant, dont les yeux sont déjà rendus vitreux par l’approche de la mort, dont les lèvres murmurent, peut-être pour la dernière fois, le nom de tout ce qui lui rappelle sa trop courte existence : le village, son père, sa maman, ses frères, ses sœurs, la douce et belle amie qu’il a laissée, qu’il aimait si tendrement et qu’il ne reverra plus... Continuez votre lugubre promenade : sur la hauteur des collines, dans la profondeur des vallées, sur la plaine qui, par là, se déroule à perte de vue, ils sont des milliers et des milliers dont les yeux vont se fermer pour le sommeil éternel ! Tentez de les interroger, de leur arracher l’expression de leur ultime pensée. Efforcez-vous de savoir, de leur bouche expirante, comment il se fait qu’ils se trouvent là, loin de tout ce qu’ils aimaient ; pourquoi ils sont venus y chercher ou y donner la mort. Demandez-leur, en termes précis et clairs, quelles insultes ils avaient à venger, quels outrages ils avaient à relever, quels intérêts ils avaient à défendre, quelles haines ils avaient à assouvir. Nul ne vous répondra, nul ne pourrait vous répondre.

Leur a-t-on confié le secret des intrigues diplomatiques, des combinaisons dynastiques, des convoitises commerciales, industrielles et financières, des voracités capitalistes, des gloutonneries impérialistes qui les ont violemment et tragiquement arrachés à la vie libre, au foyer, à l’amour, à la famille, au champ, à l’usine, pour les précipiter au sein d’une horrible boucherie, dont, hier encore, ils étaient les tragiques acteurs, et dont ils sont aujourd’hui les douloureuses victimes ? Ils ne savent rien de tout cela.

On leur a dit : « Levez-vous ! » et, habitués à obéir sans discuter les ordres qui leur étaient donnés, ils se sont levés. On leur a dit : « Marchez ! » Et ils ont marché. On leur a dit à tous, oui à tous, au colosse comme au petit soldat, à ceux qui sont d’un côté de la montagne et du fleuve, comme à ceux qui sont de l’autre côté de la montagne et du fleuve, on leur a dit à tous : « Vous êtes attaqués, il faut vous défendre, battez-vous, tuez, tuez ! » Et ils se sont battus comme des fous, et ils ont tué avec fureur, avec rage, avec frénésie, sans avoir jamais vu, sans connaître ceux qu’on leur donnait ainsi l’ordre d’assassiner !

C’est fou, c’est horrible, c’est monstrueux ! C’est la guerre !

C’est la guerre ! Car la guerre est une folie et un crime, une folie qui ne peut être commise que par des insensés, un crime qui ne peut être prémédité et accompli que par des bandits ! Folie en bas, du côté des peuples qui subissent la guerre ! Crime en haut, du côté des gouvernements qui la préparent, la provoquent et la décident.

Quand on parle de la guerre, il y en a qui disent que tout peuple qui fait la guerre et tout gouvernement qui l’impose sont également coupables et responsables. Ce jugement est inexact. Oui, tous ceux qui participent à la guerre, de quelque façon que ce soit, ont une part de responsabilité et de culpabilité dans ce drame et cette folie. Mais, tout de même, dans l’échelle des responsabilités, il y a une différence : les uns sont les auteurs principaux du crime et ils en sont les uniques bénéficiaires. Les autres sont des insensés qui participent involontairement et souvent même à contrecœur au crime qui leur est imposé, et ils en sont toujours les victimes et les dupes. Vous voyez bien que les culpabilités et responsabilités ne sont pas équivalentes. Ramener les fous à la raison, afin d’éviter qu’ils ne tombent dans une crise nouvelle de démence. Ensuite, démasquer les criminels pour que, dénoncés et flétris, il leur devienne impossible, par la suite, de renouveler leur crime ; tel sera le double but de ma conférence.

La guerre dont nous sortons - encore est-il certain que nous en soyons sortis ? - cette guerre horrible apportera à ma démonstration un éclat éblouissant. Cette guerre a duré cinq ans. La population des cinq continents y a participé. Des millions et des millions d’hommes de toutes les couleurs, de toutes les races, de toutes les langues, de toutes les nationalités, qui, la veille encore, vivaient en paix et ne songeaient, ni les uns ni les autres, à en venir aux mains, se sont précipités, sur l’ordre de leurs gouvernements respectifs, les uns contre les autres, et, dans un heurt monstrueux, dans un chaos épouvantable, se sont farouchement entretués.

Les premières batailles ont rapidement épuisé le matériel et les munitions qui avaient été accumulés, depuis de nombreuses années, en vue de ce conflit armé, désiré par les uns, redouté par les autres, prévu par tous. En sorte qu’il a fallu mobiliser tout l’outillage et tous les bras, disponibles ; et toutes les activités humaines se sont, durant des mois et des mois, dépensées aux œuvres maudites de mort.

La terre, l’eau, la mer, tous les éléments ont été mis à contribution et ont été bouleversés les uns, et les autres, tantôt successivement, tantôt ensemble, par les luttes épiques dont ils étaient les champs d’opération.

Les instincts les plus barbares, les passions les plus bestiales, les poussées les plus horribles se sont donné libre cours et ont été déchaînés jusqu’à l’invraisemblable. Tout ce que des siècles de civilisation avaient lentement et graduellement déposé de mansuétude, de douceur et de fraternité dans l’âme des enfants, des femmes, des vieillards et des hommes, toute cette moisson d’apaisement et de réconciliation humaine, toute cette richesse d’espérances, tout cela a été stupidement aboli.

Ce n’est pas assez : après avoir fait rage, après s’être assouvie d’une façon implacable et odieuse, après avoir multiplié les destructions morales et humaines, et multiplié aussi les autres désastres, la barbarie a anéanti des villes, rasé des villages. Et quinze millions d’hommes sont morts, jeunes, robustes et sains, la fleur de l’Humanité. Un nombre incalculable de malades, d’infirmes, de mutilés ; des richesses enfouies, englouties ; des milliards et des milliards engouffrés ; des vieillards à jamais séparés des enfants qu’ils avaient eu tant de peine à élever ; des veuves sans nombre ; une multitude d’orphelins ; des régions dévastées ; des ruines partout ; le travail d’hier, le travail accumulé de plusieurs générations stupidement détruit, et le labeur de demain paralysé, - qui sait pour combien de temps - par l’absence de matières premières, par la réduction de la main-d’œuvre ; des dettes écrasantes ; la vie abominablement chère ; des moyens de transport défectueux ; un outillage usé ; enfin, une situation inextricable. C’est sur ce déplorable dénouement que s’est achevé le drame le plus sanglant qu’ait enregistré l’Histoire ; tel est le bilan désastreux de cette folie criminelle !

Peut-on imaginer folie plus grande et crime plus horrible ? Il n’est pas d’imagination qui aurait pu inventer une tragédie dont l’horreur, la folie et le crime eussent atteint des proportions aussi fantastiques. Et il n’est personne qui soit présentement capable d’embrasser totalement l’étendue et la profondeur d’un tel désastre !

Eh bien ! quel est le courant vertigineux, quelle est la passion irrésistible, la force indomptable qui a passé sur l’humanité, y portant la dévastation comme un cyclone universel ?

Car, enfin, toute tragédie a sa source et trouve son explication dans un de ces courants vertigineux, dans une de ces passions irrésistibles, dans une de ces forces indomptables qui, à certaines heures, s’emparent de l’Humanité, la privent momentanément de tout équilibre, de toute mesure, de tout discernement, et en raison même de leur violence, l’élèvent jusqu’au sublime ou l’abaissent jusqu’à l’infamie.

Quelle est cette passion, quel est ce courant, quelle est cette force ?

D’où lui vient la puissance dont elle dispose ? Comment se fait-il que, assassinats et hontes, larmes et douleurs, sang et désastres, rien ne fasse reculer cette indomptable passion ?

Cette force indomptable, Camarades, cette passion irrésistible, ce courant vertigineux : c’est le Patriotisme, source de crime, ici ; source de démence, là.

Aujourd’hui, nous en parlons froidement, et même avec quelque scepticisme, comme l’homme parle de la mort devant laquelle il a tremblé, mais qu’il envisage placidement ensuite, quand le danger a disparu. Rappelons-nous ces journées de juillet 1914, souvenons-nous de l’étreinte des cœurs, de l’angoisse des esprits, de l’anxiété des consciences. Rappelons-nous ces heures tragiques : les nouvelles fatales, l’ordre de mobilisation, la ruée de tout un peuple vers les frontières, le débordement de chauvinisme, de l’exaltation des passions les plus viles, les plus basses, des courants les plus violents et les plus détestables dans l’Humanité.

C’est l’histoire d’hier ; vous n’en avez pas perdu le souvenir. Eh bien, n’est-ce pas au nom de la Patrie menacée, pour la défense du sol sacré, pour la protection du foyer, que s’accomplissait ce débordement de passions, cette ruée de tous les peuples se précipitant aux frontières où chacun d’eux devait donner et recevoir la mort ?

Il faut maintenant nous demander d’où vient ce patriotisme, de quoi il est fait, à quelle force il emprunte ce caractère irrésistible.

Je ne parle pas, ici, du patriotisme vague, simpliste et sentimental qui peut rester dans le cœur de chacun et qui ne gêne personne. Je parle de ce patriotisme positif, précis, agissant, qui implique nécessairement la constitution des armées, l’existence des soldats et des casernes en prévision d’une guerre à laquelle aucun de nous ne peut assigner une date précise, mais dont chacun sent la menace et l’imminence.

Voyons si ce patriotisme relève de la raison ou de la folie.

Menons une enquête impartiale : et le meilleur moyen pour cela, c’est d’interroger ceux qui se proclament patriotes et qui exaltent le patriotisme.

Au cours de mes conversations particulières et de mes discussions publiques, j’ai eu, maintes fois, l’occasion d’interroger des patriotes. Je leur ai posé des questions. Je leur ai demandé ce que c’était que la patrie ; en quoi consistait l’amour de la patrie ; pourquoi aimer la patrie est bien, ne pas l’aimer est mal ; pourquoi s’armer pour sa défense est un devoir sacré, et mourir pour elle « le sort le plus digne d’envie ».

Je dirai, à la façon d’un naturaliste, que la famille des patriotes présente de multiples variétés. Toutes ces variétés se ramènent cependant à trois types principaux : le type du primitif, le type du sentimental, le type du raisonneur.

Voici d’abord le primitif. Vous lui posez la question : « Qu’est-ce que la Patrie ? Qu’est-ce que le patriotisme ? » Et immédiatement, ce primitif est déconcerté par votre question. Il en est ahuri, éberlué, disons le mot : abruti. Et voici sa réponse, elle ne varie pas : « Comment, Monsieur, vous osez me demander ce qu’est la Patrie ! Vous ne savez pas ce qu’est le patriotisme ! Mais, la Patrie... la Patrie... c’est... c’est la Patrie ! Et le patriotisme... le patriotisme... mais c’est... le patriotisme... Ces choses-là, Monsieur, ne s’expliquent pas, ça ne se démontre pas, ça se sent ! On porte dans son cœur, d’instinct, sans réflexion, sans raisonnement, l’amour de la Patrie, à moins d’être absolument dénué de cœur et de raison ! »

En vain, répliquerais-je que je ne me crois pas sans cœur ; que c’est, au contraire, parce que j’ai le cœur sensible, qu’avant de donner ou de recevoir la mort, je veux savoir pour qui et pour quoi. En vain tenterais-je de faire comprendre à ce patriote farouche que c’est précisément parce que je suis un homme doué de raison que ma raison a besoin d’être éclairée. Il ne veut rien entendre, et se borne à cette définition - qui n’en est pas une : la Patrie, c’est la Patrie ; et le patriotisme, c’est le patriotisme.

Je crois comprendre que, pour ce primitif, la Patrie est quelque chose comme Dieu, et le patriotisme quelque chose comme la religion : Dieu qui ne se comprend pas, qui ne s’explique pas, mais qui, paraît-il, se sent ; Dieu, être toujours évoqué, qu’on adore à genoux, sans jamais le voir. La religion qui ne s’explique pas davantage, qui ne se démontre pas, mais qui, au dire de ses représentants, s’impose à tout homme de cœur et à tout homme de raison. Ne pas admettre la religion, c’est déjà répréhensible ; la nier, c’est abominable !

Inutile, je pense, d’insister. Nous n’allons pas discuter sur la Patrie et le patriotisme avec un homme qui ne veut nous donner à cet égard aucune définition.

Voici le sentimental : celui que j’appellerai le sentimental premier modèle, car il y en a deux.

Le sentimental premier modèle nous fait entendre une réponse d’une poésie pastorale. « Le patriotisme, dit-il, c’est l’amour du sol natal, l’attachement au foyer, le dévouement à tout ce qui est comme le centre de nos affections et de nos intérêts. » Nous voilà, Camarades, en possession d’une définition. Elle vaut ce qu’elle vaut, et, à mon sens, elle ne vaut pas grand’chose. Toutefois, j’aime encore mieux avoir à discuter avec quelqu’un qui dit quelque chose, tandis que je ne peux pas discuter avec quelqu’un qui ne dit rien.

Oui, je conçois l’attachement au sol natal. Je le conçois parce que longtemps je l’ai éprouvé moi-même. Jusqu’à un certain âge, je pensais avec émotion au coin de terre sur lequel le hasard de la vie m’avait appelé au monde. Je pensais, dans un doux souvenir, au sol sur lequel mes jambes d’enfant ont tracé leurs premiers pas et ma bouche balbutié ses premières paroles. Je revoyais avec plaisir et émotion ces premiers sites où toute mon enfance, toute ma jeunesse se sont écoulées. Et quand j’étais loin de ce sol natal, j’éprouvais une sorte de mélancolie et j’aspirais à y retourner.

Oui, je comprends l’attraction qu’exerce sur nous le sol natal. Mais ce sentiment qui est en quelque sorte animal, instinctif, bestial, qu’a-t-il de commun avec le patriotisme ? Ce patriotisme de clocher, qui se réduit tout simplement à la petite portion de terre sur laquelle on a vu le jour, qui vous rappelle la famille au sein de laquelle vous avez vécu quand vous étiez tout petit, qui ranime en vous les impressions d’enfance, qu’est-ce que cela a de commun avec le patriotisme en 1920, le patriotisme qui nous a valu la guerre dernière ? Est-ce pour la défense du clocher, du sol natal, qu’on s’est levé ?

Mais, patriote sentimental premier modèle, qui me dites que le patriotisme c’est l’amour du sol natal, réveillez-vous ! Vous dormez ! Et il y a des siècles que vous dormez ! Votre théorie est vieille, elle est caduque ! Elle pouvait avoir sa valeur à un moment donné de l’histoire. Mais nous ne sommes plus à l’époque où l’individu naissait, vivait et mourait sur le même coin de terre, au temps où, dans la même famille, des générations se succédaient attachées à la même portion du sol, aux siècles où les ancêtres avaient leur tombe à l’ombre du clocher, dans le petit cimetière de village, où les uns après les autres, les membres de la famille, pendant des siècles, allaient enfouir leurs os à côté de ceux qui les avaient précédés. Ce temps-là n’est plus. Où est-il le sol natal ? Tenez ! Nous sommes trois ou quatre mille dans cette salle et je suis sûr que si je vous disais : Où est votre sol natal ? vous me répondriez, à part quelques exceptions : C’est dans la Corrèze, c’est dans la Gironde, c’est dans le Nord, c’est dans la Corse, c’est dans le Centre...

Arrêtez au passage cent individus habitant Paris et vous en trouverez parmi eux soixante-quinze qui sont nés à trois cents on quatre cents kilomètres de Paris. Où est donc le sol natal quand les conditions de la vie obligent chacun à travailler tantôt à Paris, tantôt dans le centre tantôt dans le nord, tantôt dans l’est, tantôt dans l’ouest, suivant les fluctuations de l’industrie laquelle il appartient ?

Le temps n’est plus où les hommes vivaient incrustés au sol natal. Et puis, autrefois, ils pouvaient être amenés à défendre celui-ci parce que la guerre se faisait entre voisins, de tribu à tribu, de village à village, de ville à ville, de province à province. C’est une époque fort reculée de nous où l’on se disputait un coin du sol. Quand une tribu, une population avaient cultivé le sol, une tribu nomade, qui passait, tentait de s’en emparer et de s’introduire dans les foyers construits par les autres, de sorte qu’on avait un intérêt très précis à défendre le sol natal. C’était tout ce qu’on possédait et si l’on était vaincu, on était non seulement dépossédé, mais réduit à l’esclavage.

Aujourd’hui, est-ce que la guerre a ces conséquences ? Non. Nous sommes vainqueurs et pas un de vous n’a un pouce de terre de plus. Aurions-nous été vaincus que pas un de vous n’en posséderait un pouce en moins. Alors, que devient cette définition, très jolie en apparence et presque captivante : « Le patriotisme, c’est l’amour du clocher, du sol natal, de la famille. » Ah ! que c’est poétique ! Poésie pastorale, disais-je tout à l’heure, - et j’avais raison. Mais vous voyez que cela ne résiste pas un seul instant à l’examen.

Voici un autre type de sentimental, le sentimental deuxième modèle. Celui-ci raisonne davantage, et il élargit pour ainsi dire le sentiment ; mais il reste dans la note sentimentale. « La Patrie, dit-il, c’est la mère commune, et le patriotisme c’est la défense de cette mère commune. Toute le monde doit aimer sa mère, et si elle attaquée, un fils doit prendre sa défense. Non seulement les enfants doivent prendre la défense de leur mère quand elle est menacée, mais ils doivent encore tout faire pour accroître sa prospérité, pour élargir son domaine, pour fortifier sa puissance. Tel est le rôle d’un bon fils. Nous sommes fils de la France. Nous devons aimer la France qui est notre mère commune. »

Soit ! Aimons la France. J’y mets cependant une condition : aimons-la à condition qu’elle nous aime et dans la mesure où elle nous aime. Je veux bien aimer ma mère, je me sens d’instinct beaucoup de tendresse pour elle, et je dois dire que j’ai eu la bonne fortune d’avoir une mère qui m’aimait tendrement, dont j’étais un peu gâté, et je n’ai pas eu beaucoup de peine à laisser parler mon cœur en sa faveur. Mais j’affirme que si j’avais eu une mère qui ne m’eût point aimé, qui aurait négligé mon enfance et de qui je n’aurais reçu que des coups, une mère qui n’aurait pas été une mère pour moi, j’affirme que je ne l’aurais pas aimée.

Eh bien, la France est une mère mauvaise et brutale. Elle a ses chéris, ses privilégiés, ses enfants légitimes. Mais elle a ses bâtards. A côté de ceux pour qui la France n’a que des sourires, des caresses, des sollicitudes, des préférences, il y a ceux - et c’est le plus grand nombre - pour qui elle n’a ni sourires, ni tendresses, ni sollicitudes. Tandis qu’elle accorde tout aux uns, elle refuse tout aux autres. Êtres chéris et aimés, aimez et chérissez la France. Mais vous, à qui elle demande tout et ne donne rien, vous avez le droit de ne pas l’aimer et de ne pas lui faire le sacrifice de votre existence.

Mais voici le troisième type de patriote : c’est le patriote raisonneur. C’est celui qui se prétend un patriote conscient et éclairé. Il a une autre conception que celle du patriote sentimental et un peu rococo dont je viens de parler. Il a des conceptions plus justes, plus élevées, plus rationnelles. « La Patrie, dit-il, c’est le patrimoine commun. C’est ce patrimoine de libertés, de droits que nous avons péniblement acquis à la faveur de toutes les luttes qui constituent notre histoire. Le patriotisme, c’est la défense de ces intérêts moraux et matériels, c’est la sauvegarde des progrès conquis, c’est aussi la sécurité et la continuation de ce qui fait le génie et la tradition de notre race. »

La Patrie est ainsi, vous le voyez, quelque chose de beaucoup moins précis, de beaucoup plus large, mais aussi de beaucoup plus vague que dans les définition précédentes : c’est le patrimoine commun de libertés, de droits, de progrès, de traditions, de génie. Soit ! Acceptons et discutons.

Je ferai tout d’abord une observation. Le seul moyen de préserver ce patrimoine commun de libertés, de droits, de progrès, c’est de ne pas l’exposer, de ne pas le compromettre, de ne pas courir le risque de le perdre par une guerre inepte dans laquelle on peut avoir le dessous. Le meilleur moyen de préserver ce patrimoine, c’est de respecter le patrimoine des autres. Le meilleur moyen de faire que ce patrimoine ne soit pas attaqué, c’est de se garder soi-même de toute attaque contre le patrimoine des autres. Et puis, j’ajouterai que de ce patrimoine, même moral, seuls les bourgeois, les riches, les privilégiés sont bénéficiaires. Travailleur qui m’entends, pauvre diable qui travailles huit, neuf, dix ou douze heures par jour, ouvrier des villes ou des campagnes devant qui se dresse tous les jours, farouche, implacable, le problème de l’existence, toi qui n’as pas toujours une pierre où reposer ta tête, quelle valeur a-t-il pour toi, ce patrimoine de libertés, de droits et de progrès, de richesses artistiques, de trésors scientifiques, de génie et de traditions ? Evidemment, tout cela ne te dit pas grand chose. Tu es appelé si peu à en bénéficier ! As-tu le loisir d’aller dans les musées pour admirer ces merveilles artistiques ? As-tu le loisir de fouiller les bibliothèques pour y découvrir, à la suite de tous ceux qui ont travaillé avant toi, les travaux de tous les hommes de génie qui se sont succédé, des philosophes, des encyclopédistes qui sont tes ancêtres intellectuels ? Peux-tu même aller au spectacle et réjouir tes yeux et tes oreilles d’une musique qui te plaît, de quelque chose qui parle à ton âme et élève ton sentiment ? - Eh ! non ! pauvre diable ! Tu es courbé toute la journée sur une besogne pénible, rude, et qui te donne à peine le pain dont tu as besoin pour soutenir ton corps. Tu n’as pas le temps de penser, de rêver, ni d’aspirer vers le bonheur, vers la félicité.

Et puis - troisième et dernière réponse - il n’y a là qu’un bluff formidable, un bourrage de crâne dont tout le monde peut se rendre compte. Il suffit de réfléchir un instant. Chaque nation émet la même prétention. Chacune se déclare la première nation du monde. Chaque peuple se croit le premier.

Partout dans toutes les écoles, dans toutes les familles, les enfants entendent le même langage et reçoivent le même enseignement. Je n’ai pas oublié ce qui me fut enseigné quand j’étais tout petit et qu’on m’élevait dans l’amour de Dieu et de la Patrie. Que me disait-on ? Ce qu’on disait à vous, ce qu’on dit encore à vos enfants. Les instituteurs qui tiennent un autre langage sont une exception honorable, mais une exception tout de même. En France, on nous dit que nous possédons le plus vaste et le plus précieux patrimoine ; que les fleurs de France sont les plus parfumées de toutes, que les fruits de France sont les plus savoureux, la terre de France la plus fertile, le sol de France le plus riche, les femmes de France les plus belles, les hommes de France les plus chevaleresques et les plus courageux, les savants de France les plus prestigieux, les artistes de France les plus géniaux, les héros de France les plus purs et l’histoire de France la plus glorieuse. On dit même que les commerçants de France sont les plus honnêtes.

Ce patriote raisonneur - conscient et éclairé - est celui qui nous bourre magistralement le crâne, afin de nous persuader que le patrimoine français, que jalousent et convoitent les autres peuples, vaut la peine qu’on le défende au prix de son sang.

Oui, dit-il, les commerçants de France sont les plus honnêtes, les patrons de France les plus paternels, les généraux de France les stratèges les plus consommés, les administrateurs de France les plus intègres, les magistrats de France les plus indépendants, les diplomates de France les plus fins et les hommes d’État de France les plus probes.

Je savais bien que je vous ferais rire. Cependant ce que je dis n’est que la stricte vérité. Il faut bien s’en rendre compte. Ce n’est pas une simple « rigolade ». C’est à l’aide de ces choses-là qu’on bourre le crâne au peuple et qu’on lui fait prendre des vessies pour des lanternes. Vous le savez aussi bien que moi.

Enfin et surtout, ce qui domine cet ensemble de choses extraordinaires, c’est le soldat. Oh ! le soldat de France, à lui seul, vaut deux Italiens, trois Espagnols, quatre Anglais, cinq Allemands, six Russes, etc...

Eh bien ! allez dans les autres pays, et vous entendrez tenir un langage semblable. Partout, en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans les grands comme dans les petits pays, partout vous entendrez ce même langage absurde, ces mêmes mensonges. Ici, vous le voyez, le mensonge s’apparente à la folie, et pourtant j’ai cru cela longtemps. Et même - il m’en coûte de le dire, mais, puisque c’est la vérité, je dois vous en faire l’aveu - je gardais au fond de moi-même quelque fierté d’être Français. Je ne pouvais pas oublier que la France était le pays de la Révolution, que c’est en France qu’on avait démoli la Bastille, symbole de la prison d’État. Je ne pouvais pas méconnaître que les philosophes, les encyclopédistes français qui, au XVIIIe siècle, ont lancé à travers le monde un Évangile nouveau, ont contribué ainsi, dans une large mesure, à ce courant d’idées dont nous sommes les héritiers, dont nous avons recueilli la saine tradition et auquel nous avons la prétention de donner aujourd’hui, en dehors de toute idéologie, un caractère pratique et positif. La France, terre classique de la liberté, je l’aimais malgré tout. Seulement les cinq ans de guerre ont passé, et nous savons ce qu’il faut entendre maintenant par cette terre classique de la liberté, par ce pays de la Révolution, par ce pays de la civilisation, du droit, de la justice, du progrès et de la Fraternité ! Hélas ! nous sommes obligés de constater que la France est devenue, peut-être parce que victorieuse et trop victorieuse, le cœur, le cerveau et la caisse de la contre-révolution mondiale.

Alors, dites, patriotes : si je devais aimer et défendre la France d’hier parce qu’elle représentait le progrès, parce qu’elle constituait non seulement pour la France elle-même mais pour l’humanité tout entière le patrimoine extraordinairement abondant et riche de libertés et de droits, faut-il que je la déteste et que je la combatte aujourd’hui, puisqu’elle a gaspillé, dilapidé honteusement ce patrimoine de droits et de libertés ?

Vous le voyez, nous sommes en pleine démence. En voilà assez. Cessons de divaguer. Parlons maintenant le langage de la raison. Cherchons et trouvons à la patrie un sens précis, et au patriotisme une base sérieuse. Il nous faut briser avec un patriotisme vide de sens et examiner la question à la lueur des faits.

« Après tout, - dit un jour ce triste individu dont on nous a apporté ce matin de mauvaises nouvelles - après tout, les anarchistes ont raison : les pauvres n’ont pas de patrie. » C’est Clemenceau qui a dit cela. Cette parole est profondément vraie. Et il suffit de réfléchir quelques minutes pour en discerner toute l’exactitude.

Ils ne possèdent rien, les pauvres. Ils ne peuvent pas avoir de patrie. Quel que soit le coin du globe sur lequel ils traînent leur misère, ils sont partout exploités, ils sont partout traqués par la police, condamnés et exécutés par la magistrature. Ils n’ont rien à défendre puisqu’ils ne possèdent rien. D’une guerre ils n’ont rien à espérer ; ils ont tout à craindre. Ils savent que, vainqueurs ou vaincus, quel que soit le pays pour lequel ils combattent, leur sort restera demain lamentable, le sort des déshérités, des pauvres, des exploités.

Seuls, les riches ont une patrie : leur patrie. Tout est à eux. Ils sont maîtres souverains, maîtres du pouvoir, maîtres de la fortune, maîtres de l’opinion publique, maîtres des bras et des consciences, maîtres des cœurs. Avec l’argent, ils possèdent tout. Vieux, ils restent jeunes ; bêtes, ils sont déclarés spirituels ; ignorants, ils passent pour savants ; méchants, on les prend pour des bienfaiteurs ; il suffit qu’ils soient millionnaires pour qu’on leur attribue toutes les vertus en même temps que toutes les supériorités.

Touteslesinstitutions fonctionnant à leur profit, ils ont usurpé toutes les situations avantageuses. Les positions qu’ils occupent pourraient leur être ravies, les richesses qu’ils ont volées pourraient leur être confisquées. De voleurs qu’ils sont aujourd’hui, ils pourraient demain être volés.

Il s’agit donc pour eux de conserver la possession de ces biens volés, de ces situations usurpées. Mieux encore, il importe pour la classe bourgeoise, pour la classe riche, non seulement de consolider et de fortifier les situations conquises, mais d’étendre sa domination, et d’accroître ses moyens d’expansion.

La France est trop petite, ils ont besoin de se donner de l’air. On y étouffe ; il faut élargir le champ d’action de la voracité capitaliste. Les colonies sont là. Seulement - car il y a un seulement - la France n’est pas seule dans le monde. Les autres nations, qui sont aussi travaillées par les mêmes besoins impérialistes, par les mêmes intérêts capitalistes, veulent étendre aussi leur expansion, leur domination à l’extérieur. Les grandes nations veulent devenir plus grandes encore, les petites tentent de devenir grandes à leur tour. Chacune d’elles veut avoir, dans le concert européen, une note plus entendue et, dans l’équilibre européen, une place plus considérable. Chacune étouffe, chacune veut de l’air. Chacune veut ouvrir les portes à l’expansion coloniale, et, là, les impérialismes rivaux entrent en compétition ; à chaque instant, des conflits sont possibles.

Et, sur ces questions, la guerre dont nous sortons projette une lumière éblouissante, et non seulement la guerre elle-même - mais encore et surtout la paix - car c’est lorsque le massacre a eu pris fin que tous ces appétits, toutes ces convoitises qui couvaient jusque-là, qui avaient été l’objet de traités secrets gardés dans les archives gouvernementales, tout cela se découvre et nous voyons quelles ont été les rivalités en même temps que les compétitions, les convoitises et les appétits.

La bourgeoisie de chaque pays a deux ennemis : un ennemi à l’intérieur et un ennemi à l’extérieur.

L’ennemi de l’intérieur, c’est l’ennemi constant, celui de tous les jours ; l’ennemi de l’extérieur, c’est l’ennemi occasionnel, éventuel, possible.

Que faire pour se défendre contre l’un et l’autre ?

La bourgeoisie capitaliste a fait une découverte géniale. Je n’hésite pas à la qualifier de merveilleuse. Les découvertes des Franklin, des Pasteur, des Edison pâlissent à côté de celle que je vais vous indiquer. Les merveilles de l’automobilisme, de l’aviation ne sont rien comparées à cette merveille que les capitalistes ont trouvée pour défendre, à l’intérieur, leur coffre-fort, à l’extérieur, leur influence, leur zone d’action, leurs tarifs de commerce, leurs tarifs douaniers, leur expansion coloniale. Ce qu’ils ont trouvé, je vous l’ai dit : c’est le Patriotisme.

Non pas le patriotisme bébête, primitif ou sentimental dont je vous ai entretenu il y a un instant, mais un patriotisme précis, positif, pratique, agissant, un patriotisme qui implique nécessairement une armée forte, disciplinée, armée dont on se sert, selon les circonstances, soit contre l’ennemi intérieur, soit contre l’ennemi extérieur.

Voilà la découverte merveilleuse de la bourgeoisie. Faire que ceux qu’on écrase d’impôts soient toujours les maltraités de la guerre ; alors qu’ils devraient être opposés à toute guerre, et, qu’en cas de conflit à l’intérieur, ils devraient pactiser avec les ouvriers des villes et des champs, avec leurs frères de l’usine et de l’atelier, au lieu de s’ériger en massacreurs contre eux, faire que ces gens-là soient transformés en défenseurs de l’Ordre et de la Patrie, n’est-ce pas merveilleux ? Si bien que j’avais raison de vous dire qu’il y a là une découverte géniale devant laquelle les Edison, les Franklin et les Pasteur n’ont qu’à s’incliner.

On dit que trois mois suffisent pour apprendre à se battre, et vous savez que l’on a fortement discuté sur la durée du service militaire et le nombre des effectifs ; certains généraux comme Sarrail, Percin, Verraux, sont venus dire qu’il n’est pas nécessaire de garder six mois, un an ou deux ans nos jeunes gens à la caserne pour en faire des soldats : au bout de trois mois un soldat sait se battre.

Oui. Sur ce point tout le monde est d’accord, même les professionnels du métier, même ceux qui constituent ce qu’en temps de paix on peut appeler le « Parti de la Guerre », car, vous savez qu’il y a un parti de la guerre - et j’en parlerai dans un instant. Même ceux-là considèrent en effet que trois mois sont largement suffisants pour qu’un homme sache se battre. Mais trois mois ne sont pas suffisants pour faire un soldat. Savoir se battre ? un simple pékin peut savoir se battre, cela ne signifie pas qu’il ait l’esprit militaire. C’est un esprit bien spécial, l’esprit de la caserne : l’obéissance passive, la soumission aveugle, sans raisonnement, sans discernement. Il faut que le soldat devienne entre les mains de ses chefs un instrument docile, presque comme un cadavre - un cadavre avant la lettre. Il faut que lorsqu’on lui donne un ordre, il l’exécute sans le comprendre et sans le discuter. Il faut qu’entraîné sur un champ de manœuvre, il accomplisse, comme un pantin, comme un polichinelle, toujours les mêmes gestes et qu’il finisse par les exécuter machinalement, en vertu leur répétition constante. Il faut que le jeune homme quand on lui dit : « Prends un fusil », le prenne ; quand on lui dit : « Charge-le », le charge ; quand on lui dit : « Mets-le à l’épaule », le mette à l’épaule ; quand on lui dit : « Tire », tire, sans que seulement il s’inquiète de savoir sur quelle personne cette arme va cracher la mort, dût cette personne être sa propre mère. Il faut pour cela, non pas trois mois, mais des mois et des mois.

Et voilà pourquoi, alors même qu’il est démontré que trois mois suffisent - la guerre l’a prouvé surabondamment - pour qu’un soldat arrive à se battre et à se battre bien, on impose et on continuera à imposer à nos jeunes gens, non pas trois mois de caserne, mais dix-huit mois ou deux ans de service, parce que ce qu’on veut avant tout, c’est étouffer dans toute la jeunesse l’esprit de révolte qui est le seul esprit libérateur.

Et puis, la guerre peut, après tout, éclater brusquement. Oh ! elle ne surprend que les travailleurs. Je vous ai dit que, si elle est une folie pour les peuples, elle est un véritable crime à la charge des Gouvernements. La guerre est en effet voulue, préparée, organisée de longue main par la diplomatie secrète. Il arrive que l’horizon s’assombrit parfois momentanément. C’est une fausse alerte ; mais ce n’est pas sans raison. Les dirigeants savent bien quand les menaces de guerre ne sont pas sérieuses. Ils mettent volontiers en circulation des nouvelles pessimistes, des informations tendancieuses. Pourquoi ?

Parce qu’il s’agit de tenir le peuple en haleine, parce qu’il faut de temps en temps, quand le patriotisme s’endort, le réveiller, quand il couve sous la cendre, souffler sur la cendre pour que les étincelles pétillent, parce qu’il faut justifier le budget de la guerre et de la marine, et parce que lorsque les colères grondent à l’intérieur il faut les détourner vers l’extérieur pour leur faire oublier l’ennemi qui est à côté d’elles.

Toutefois, la guerre est toujours possible parce que dans chaque pays il y a le parti de la guerre. Le parti de la guerre se compose d’abord de tous ceux qui vivent de la guerre, qui n’ont pas d’autre raison d’être, d’autre métier que de porter les armes, ce sont les cadres, ce sont les militaires professionnels, pour qui la vie tout entière se confine dans une caserne, en vue et en prévision d’une guerre possible, prêts à partir demain pour aller aux colonies frapper des peuples qui ne peuvent se défendre, et récolter des galons, des décorations, des traitements avantageux.

Il y a aussi les fournisseurs de l’armée, tous ceux qui sont chargés de chausser, d’équiper, de loger, de nourrir, de soigner, quand ils sont malades, les quelques centaines de milliers de jeunes hommes qui constituent les armées permanentes. Cela représente dans le budget un joli denier, quelques centaines de millions par an.

Il y a encore les autres fournisseurs, ceux qui ne fournissent pas directement aux armées l’équipement, la chaussure, l’alimentation nécessaires, mais qui fournissent le matériel de guerre, les canons, les obus, aujourd’hui les tanks, demain les avions. Et cela se chiffre par des centaines de millions de fournitures annuelles. Il y a là des firmes puissantes qui ne vivent que de marchés passés avec le Ministère de la Guerre ou de la Marine. Vous pensez bien que supprimer les armées, ce serait supprimer les bénéfices de ces fournisseurs. Ils ne veulent pas de cela.

Puis, il y a les commerçants et industriels pour qui l’expansion coloniale est devenue une source intarissable de profits. La France ne se suffit pas à elle-même, disent-ils ; si elle veut garder son rôle de grande nation dans le monde, il est nécessaire que, comme les autres nations, elle ait un empire colonial important. Et la voilà lancée dans tous les pays du monde à la recherche de débouchés nouveaux, pour créer des comptoirs pour caser des fils à papa, pour toute une série de combinaisons qui viennent se greffer sur l’expansion coloniale et dont seule bénéficie la classe capitaliste.

Puis, il y a les partis politiques qui vivent également de patriotisme, qui n’ont pas d’autre programme que ce programme misérable qui consiste à emboucher la trompette patriotique et à crier partout que la France a besoin de soldats, que pour conserver sa tradition glorieuse, il est nécessaire qu’elle ait une armée considérable, une armée forte, toujours prête en cas d’attaque à répondre à l’agresseur.

Et au-dessus de tout cela il y a la finance cosmopolite qui, elle, ne connaît pas de patrie ou plutôt n’en a qu’une : la patrie des Affaires, qui pratique, depuis des années, on peut dire depuis toujours, l’internationalisme le plus positif ; qui, au sein de chaque pays, pressure l’épargne, la draine dans des spéculations plus ou moins scandaleuses et fait monter vers elle, à la manière d’une pompe aspirante, les richesses créées par le travail de tous.

Tous ces profiteurs, en temps de paix, et plus encore en temps de guerre, constituent le parti de la guerre ; car vous sentez bien que si, pendant la guerre, il n’y avait pas de profiteurs, la guerre ne durerait pas longtemps ; elle ne durerait pas six mois. Lorsqu’on a vu ces profiteurs de la guerre s’enrichir scandaleusement de votre sang et de vos larmes, on aurait pu croire que le gouvernement allait sévir. Mais il s’en gardait bien. Il faisait semblant de lutter contre eux et de sévir. Mais il voulait au contraire les favoriser discrètement ; il le fallait bien : à côté de ceux qui souffraient de la guerre, il était nécessaire qu’il y eût ceux qui n’en souffraient pas et même qui en bénéficiaient.

Si tous avaient souffert de la guerre, la guerre n’aurait pas duré longtemps. Mais il y avait les profiteurs de la guerre, qui pendant que les autres se battaient, empochaient des millions et trouvaient que la guerre était bonne. Ils en salueraient le retour avec joie. On peut dire avec certitude que s’il y a un parti de la paix, il y a aussi un parti de la guerre.

Après la guerre, on nous a dit pendant longtemps que le kaiser serait châtié, qu’il était indispensable que cet homme qui, aux dires de la France, était responsable de la guerre, fût traîné devant un tribunal international, jugé et condamné selon son crime. Le kaiser est bien tranquille ; il n’y a pas de danger qu’on le juge. Je l’ai déjà dit il y a au moins dix-huit mois et je le répète aujourd’hui : On ne jugera jamais Guillaume. Savez-vous pourquoi ? Parce que Guillaume ne se laisserait pas faire ; parce que s’il était traîné devant un tribunal international, on ne pourrait pas le juger sans l’entendre, et parce qu’alors on connaîtrait toutes les responsabilités de la guerre. On connaîtrait les véritables coupables, tous les coupables et il apparaîtrait, à ce moment, à tous que la guerre n’a pas été voulue par une seule nation, mais par toutes les chancelleries, toutes les diplomaties, toutes les couronnes ou républiques, qu’elle a été voulue et préparée par tous les gouvernements de tous les pays.

Comment s’expliquer qu’à certaines heures la barbarie puisse s’emparer de tous les cerveaux, qu’en dépit des engagements pris, des paroles données, il soit si facile d’entraîner tous les hommes à la bataille ? L’explication est simple. Les gouvernants sentent venir la guerre. Ils la sentent d’autant plus facilement approcher que ce sont eux qui la provoquent, qui la préparent, qui la déclarent, qui l’organisent.

Ils s’appliquent alors à brouiller les cartes. La diplomatie secrète agit et c’est elle qui, en fin de compte, aboutit à l’action. La diplomatie officielle parle pour dire les choses que tout le monde connaît, pour n’apporter au public que les révélations qu’on ne peut pas tenir cachées. Cela permet à la diplomatie secrète de garder ses allures mystérieuses.

Les imbéciles s’imaginent qu’on leur dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Et c’est au moment où l’on semble en effet ne rien cacher qu’on cache davantage. Les cartes, dis-je, sont brouillées, les nouvelles transformées. Les mensonges s’ajoutent aux mensonges. La censure est là et ne laisse passer que les informations que l’on veut porter à la connaissance du public. Par le moyen de la ruse et du mensonge, chaque gouvernement s’arrange de façon à mettre son pays en face du fait accompli. Chaque gouvernement a soin de dire : « Ce n’est pas moi qui ai voulu la guerre, j’ai fait, tout ce qui était en mon pouvoir pour l’éviter, j’ai fait toutes les concessions possibles, compatibles avec nos intérêts et notre dignité ; j’ai consenti tous les sacrifices que nous pouvions décemment consentir ; mais la guerre nous a été imposée ; nous sommes attaqués, il faut nous défendre ; ce serait une lâcheté que de ne pas le faire. »

Ce qui s’est dit en France en 1914, s’est dit aussi en Allemagne, en Russie, partout. Les Allemands ont pu croire pendant toute la guerre, alors qu’ils se battaient pour ainsi dire seuls contre le monde entier, que réellement l’Allemagne avait été attaquée, jugulée, vouée à l’isolement si elle ne l’emportait sur l’Angleterre, la France et la Russie liguées contre elle. Ils ont cru que c’était une question de vie ou de mort pour leur pays ; qu’il fallait lutter contre le monde avec désespoir, qu’il s’agissait, pour l’Allemagne, d’être ou de disparaître. Et on nous a dit la même chose en France. En France nous avons cru aussi - pas moi, mais peut-être beaucoup d’entre vous - que nous avions réellement été victimes d’une agression brutale, inconcevable, sans précédent dans l’histoire.

Voilà ce qui explique que des hommes, dont on aurait cru la conscience plus ferme, l’intelligence plus lucide, des hommes qui étaient des socialistes, des syndicalistes, des anarchistes, ont perdu tout sang-froid et renié tout leur passé. Je n’ai pas à les juger, ils se jugent eux-mêmes. Et certains, étant donné l’isolement qui s’est fait autour d’eux, doivent comprendre aujourd’hui jusqu’à quel point ils se sont trompés. On pourrait encore les pardonner, s’ils reconnaissaient publiquement leur erreur, s’ils avaient ce suprême courage de dire : « Je me suis trompé ». Mais ils ne le font pas. Ils s’attachent obstinément à leur erreur. Ils veulent que cette erreur soit prise pour vérité. Ils considèrent comme adversaire quiconque ne pense pas comme eux. Ceux qui sont restés dans l’endurcissement de leur erreur doivent rester dans leur isolement.

Un dernier mot, camarades, et j’aurai fini. Ce que je vous ai dit ce soir, je n’ai cessé de le dire depuis trente ans. Sur la patrie, sur le patriotisme, sur la défense nationale, sur la duperie de l’union sacrée en cas de guerre, ce que je vous ai exposé, c’est la doctrine constante et invariable des anarchistes. Cette doctrine est rendue plus forte par les derniers événements. Ceux-ci n’ont pas ébranlé la rigidité de notre doctrine : ils l’ont confirmée. Cette guerre n’est pas venue amener la révision de nos idées. Elle est venue apporter la confirmation de celles-ci. Plus solide que jamais est notre point de vue sur tout ce qui concerne le militarisme, la guerre, la patrie, la défense nationale, l’union sacrée. Depuis vingt ans nous avons dit : il n’y a pas pour nous de patrie ; de devoir national nous n’en connaissons pas ; l’union sacrée ne peut jamais se faire, elle se ferait sur notre dos ; les anarchistes restent, aussi longtemps que l’iniquité durera, en état d’insurrection permanente ; nous sommes toujours des révoltés et dans ces conditions nous ne pouvons pas nous unir à ceux que nous combattons.

Cette doctrine n’était pas seulement la nôtre. Elle était et est encore la doctrine de tous les socialistes sincères et de tous les syndicalistes convaincus. Depuis trente ans, elle a été affermie de la façon la plus éclatante par des décisions de congrès, par des ordres du jour, par des déclarations retentissantes, par des engagements formels, par des serments sacrés et solennels. Peut-on attribuer à une autre cause qu’à cette crise de folie dont je parlais tout à l’heure la violation de ces serments sacrés, de ces engagements solennels ?

Mais cela, c’est le passé, c’est l’histoire d’hier, c’est derrière nous. C’est devant nous qu’il faut chercher du regard ce que nous réserve demain ; c’est l’avenir que nous devons envisager ; et l’avenir se résume pour nous dans ces quelques mots : Plus de guerre !

« Effectifs limités », dit la Société des Nations. « Réduction du service militaire », ajoute-t-elle. Non ! Ce que nous voulons, ce ne sont pas des effectifs réduits, mais « pas d’effectifs » ; ce n’est pas un service militaire réduit, mais « pas de service militaire du tout ».

Ce que nous voulons, c’est le désarmement total, parce que nous savons que tant qu’il y aura une caserne, tant que dans cette caserne il y aura un soldat, tant qu’entre les mains du soldat il y aura un fusil, l’esprit de guerre ne sera pas mort et la guerre ne sera pas tuée.

Combattants d’hier, vous qui avez eu la bonne fortune, dans quel état peut-être ? mais enfin, la bonne fortune d’échapper au massacre, vous avez fait la guerre, vous avez été le troupeau qu’on a conduit à l’abattoir. Vous laisserez-vous encore tromper, guider par de mauvais bergers ? Ah ! jurez, dès ce soir, à l’instant même, jurez en votre âme et conscience, prenez l’engagement solennel et sacré, devant vous-même, de ne pas recommencer, de ne plus vous laisser tromper, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse. Mettez-vous bien dans la tête que ces grands mots : Patrie, Honneur, Drapeau, Défense du sol national, Droit, Justice, Liberté, Progrès, Civilisation, sont simplement destinés à masquer les appétits les plus grossiers, les intérêts les plus vils, les combinaisons les plus louches, les dessous les plus fangeux, les impérialismes les plus criminels.

Combattez la guerre, vous, combattants qui, l’ayant faite, en avez mesuré plus que quiconque l’horreur, la folie et le crime.

Combattez la guerre, Instituteurs et Institutrices, dans l’âme des enfants qui vous sont confiés ; étouffez les germes qu’on aurait pu jeter dans ces âmes ; les germes de la colère et de la haine des autres peuples, et efforcez-vous à y faire épanouir la fleur splendide de la fraternité universelle.

Combattez la guerre, femmes, à qui elle enlève les compagnons que vous aimez ! Mères, combattez la guerre qui assassine vos enfants !

Et vous, militants, propagandistes de toutes les écoles, de toutes les tendances, combattez la guerre ; combattez sans distinction toutes les guerres, offensives ou défensives ; elles sont les mêmes pour les peuples qui les subissent ; elles ont, au fond, la même origine. Il n’y a que comédie dans les distinctions qu’on peut établir entre les unes et les autres.

Offensives ou défensives, tontes les guerres sont voulues, préméditées, préparées, organisées par le crime des gouvernants, et elles sont subies par la folie des gouvernés.

On nous a juré que cette guerre serait la dernière. Il faut, camarades, qu’il en soit ainsi. La guerre n’a que trop duré. Elle n’a que trop tué. Il faut qu’à son tour elle meure, et qu’elle reste à jamais ensevelie dans le suaire du passé.

Alors la paix, la paix radieuse et féconde, se lèvera sur l’humanité définitivement réconciliée et, le cœur débordant de joie, débordant d’espérance, débordant d’idéalisme fraternel, nous verrons se réaliser cette prophétie dont parle le poète : Nous assisterons à l’embrassement fraternel des peuples et des races, sous les cieux définitivement accalmés.
Ecrit par rokakpuos, à 07:19 dans la rubrique "Pour comprendre".



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