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La mort récente de Jean-Paul II et l’immense cérémonie télévisuelle de commémoration qui a balayée la planète, accompagnée par les manifestations des foules endeuillées, fut un simple exemple de l’Irrationalisme de masse. Ce dernier, semble-t-il, domine de plus en plus le(s) discours social, et est un élément fondamental dans le fonctionnement de l’empire mondial du capital. On peut reconnaître cet Irrationalisme de masse dans de nombreux phénomènes sociaux assez révélateurs ; mais il est plus remarquable dans la montée du fondamentalisme religieux et celle des violences ethniques et communautaires. Cependant, il existe aussi un conditionnement culturel général à l’irrationnel, par lequel la banalité revêt certaines caractéristiques du merveilleux et du fantastique (la spirale fétichistes de toutes les marchandises, l’obsession pour les célébrités, etc.). Le prix étant que le merveilleux devient banal – tout ce qu’il y a d’éclatant à vivre est intégré au spectacle. Le monde semble à la fois terriblement fou et ennuyeusement prévisible. Dans cet article, nous nous pencherons particulièrement sur les idéologies de l’Irrationalisme de masse.
Les idéologies qui dominaient à la fois le capital et l’État – le socialisme et le libéralisme – de même que l’opposition partielle et officielle de ces idéologies au cours du 20ème siècle, sont dépassées par une politique qui met en jeu toute une série de récits mytho-poétiques sur le sang, la nation et Dieu. Cet Irrationalisme n’est pas une aberration mais une élaboration cohérente de la part de l’ordre dominant et dont les conséquences ne peuvent être qu’autoritaires.
Les manifestations les plus frappantes de l’Irrationalisme de masse sont la montée des idéologies fondamentalistes issues des religions traditionnelles et la montée des discours identitaires nationalistes et ethniques. Ces idéologies se rattachent souvent à des institutions hiérarchiques spécifiques. Elles se présentent souvent comme une sorte de résurgence atavique de la Communauté et un retour au passé et/ou aux traditions détruit(e)s par toute une variété d’étrangers et de barbares (les élites démocrates, les déviants sociaux/sexuels, les immigrés, « l’Occident », etc.). Mais, malgré les apparences, la montée de cet Irrationalisme n’est en aucune façon un « anti-modernisme », car aujourd’hui elle favorise en fait la création de la communauté matérielle du capital – c’est à dire qu’elle est le véritable processus de dé/reterritorialisation et de dé/recodage de la vie sociale, planifié dans ses moindres détails par ces idéologies, qui l’ajoutent à leur répertoire d’Extase, preuve de l’apocalypse à venir. Aucune communauté « originelle » ne subsiste que les conservateurs puissent conserver. Elle n’existe plus qu’en tant que fétiche idéologique surimposé à la réalité. On ressuscite de nombreuses cosmologies d’anti/non-illumination et avec elles un ensemble de catégories et de perspectives qui prennent alors place au sein de cet autoritarisme général, mais de Droite, qui essaye de discipliner à la fois le désordre et la perspective qui émergent au cours de cette crise particulière de l’État et du capital. Les institutions qui donnent vie à ces idéologies – telles les églises – peuvent se faire passer pour des communautés organiques en conflit ou au moins en décalage avec l’ordre dominant alors qu’en fait elles sont intégralement et intimement mêlées soit avec la machine-vision, soit avec la machine-guerre, ou les deux. C’est ce que l’on peut observer tant dans l’horreur (Jihad envoyant des avions dans des buildings) qu’au quotidien (télévangélistes).
L’Irrationalisme de masse n’émerge pas seulement depuis hauteurs du pouvoir mais aussi du milieu des damnés de la terre. L’effondrement massif de la Gauche en tant que système étatique et comme idéologie, ainsi que l’apparente fin de l’histoire, sont de par le monde à l’origine d’un désespoir sans fond. C’est dans ce dernier que s’insinuent les idéologies qui brandissent une rhétorique évoquant une espèce de justice divine, que celle-ci soit entre les mains de Gaia ou de Dieu. Ce phénomène ne se développe pas seulement dans les quartiers défavorisés et les barrios autour de la planète mais aussi dans les métropoles. On peut comprendre qu’au cours des âges sombres on nourrisse un appel pour l’idée que nous devrons notre salut à quelque vérité supérieure. Pour la gauche, il s’agissait le plus souvent de la déification idéale de toutes les identités opprimées – le prolétariat mystique – qui se réveilleraient un jour de leur profond sommeil. Pour les verts radicaux, il s’agit d’une « nature » ou de « la terre », qui comme une Créature des Marais [1] nous sauvera de nous même. Comme l’a déjà montré et signalé Mike Davis dans son article Planet of Slums [2] paru dans New Left Review, c’est le fondamentalisme religieux qui est le pouvoir ascendant chez les pauvres de la planète – tout comme il l’est au sein des élites. L’Irrationalisme de masse semble plonger ses racines dans toutes les singularités et chaque division de la multitude.
L’industrie culturelle, dans son processus de vente de produits spécifiques et de maintien des conditions de la société de consommation en général, met en jeu un flux d’idéologies apparemment contradictoires. Par exemple, dans les sujets abordés par pratiquement n’importe quel magazine généraliste, on trouvera un dosage – en proportions presque comparables – de technophilie et de primitivisme. Il s’agira souvent dans ce dernier cas de critiquer une vie contemporaine trop stressante, trop contraignante, rationnelle et mécanique – et de nous montrer comment nous pouvons y échapper en prenant des vacances dans les îles Fiji, en faisant de la méditation, « en essayant de moins stresser » ou toute autre solution qui ne quitte pas le territoire des choses et de leurs prix. La critique qui accompagne cette forme de « primitivisme » – que la vie moderne est trop rationnelle – est quelque chose que l’on trouve dans la grande église politique (et je veux bien dire église) écologiste. Cela conduit souvent à la réification du soi-disant irrationnel et au développement d’idéologies qui se basent sur une série de conceptions mystiques sans fondement aucun et au fétichisme idéal d’un peuple « traditionnel », et « aborigène », idéalisation qui n’a rien à voir avec la vie, les espoirs et les vraies luttes de ces peuples. (Prenez par exemple l’utilisation qui est faîte du concept de « Sauvage » parmi quelques uns des anarcho-primitivistes – il a l’air bien proche de celui de « Force », sauf que des massues en pierre ont remplacé les sabres-lasers. Ce qui n’est pas forcément un progrès et me conduit à me demander si un culte monastique réactionnaire d’Éco-Jedi va être appelé à en assumer la garde.)
L’Irrationalisme de masse prend part à la production des conditions générale de l’autoritarisme dont le capital a besoin, tant le néo-libéralisme fait la preuve de son instabilité autant à un niveau macro- que micro-politique. Sa fonction autoritaire est facilitée à différents niveaux. D’un côté il pose une série de Vérités – qui ne peuvent jamais être remises en question – comme essences immuables du cosmos. Ces vérités proclament clairement un « dedans » et un « dehors », un bien et un mal, un ami et un ennemi qui contribuent à la marche de la souveraineté et du pouvoir. Comme Agamben le montre, le camp est le « nomos [3] bio-politique de la planète » – ces espaces particuliers voués à la punition et la détention sont le fondement des vies élaborées de chaque côté de la barrière. Ce sont les idéologies de l’Irrationalisme de masse qui fournissent une justification populiste au recul croissant des quelques droits civiques progressistes qui persistent encore et à la persécution de grandes régions de la planète ; dans les deux cas on identifie un ennemi et l’on en appelle au droit d’employer la force, force dont la démonstration à toujours posé problème aux mouvements libéraux-démocrates (et à partir de là, voici pourquoi à travers toute son histoire le libéralisme a toujours courtisé les non-libéraux pour des raisons d’État et de gouvernance).
On voit quotidiennement dans l’Irrationalisme de masse un grand nombre de personnes se glisser dans les rituels des hiérarchies idéologiques tentaculaires et dans leur racket – le service des églises devient une communion de supporters surexcités [4]. Or, ces rassemblements postmodernes à la Nuremberg ne nous permettent pas de nous ouvrir à un sens de la communauté qui soit libérateur : ils créent une autre sorte de communauté – une communauté qui se caractérise par un conformisme grossier et un esprit de meute. C’est une communauté dans laquelle nos ultimes et plus intimes traces du « moi » sont exposées à une surveillance permanente de la part des représentants consacrés de ces structures et de nos propres camarades. Ainsi, ces rackets fonctionnent comme un élément de la production des subjectivités qui s’ajustent dans la machinerie dominante de l’économie spectaculaire-marchande. Il semblerait qu’il importe peu que le racketeur soit concrètement une église baptiste ou un centre de yoga. Le message est le même : il y a quelque chose de mauvais en nous, quelque chose de noir et sale, et c’est à travers la soumission au rituel qu’on pourra le stopper. Tout comme la machine-chair de la chirurgie esthétique et des cosmétiques sculpte et marchandise la surface de nos corps, les institutions de l’Irrationalisme de masse (travaillant de concert avec cette structure rationaliste qu’est la psychothérapie) ré-forment notre intérieur. Il pourrait être possible d’essayer de dé-lier quelques uns des processus mystiques de leurs hiérarchies ce qui constituerait un élément du soulèvement social généralisé : nous pourrions « déschizoïfier » ces pratiques irrationnelles de telle manière qu’elles ne pourraient plus par la suite être enfermées par les institutions qui s’en réclament et qui les intègrent à nos propres machines de guerre errantes. Le vendredi : une nuit soufie, dans le bus : une révélation sacrée, au travail : pratique du yoga– oups, attendez, cette dernière option est déjà une stratégie managériale assez répandue !
Pour ceux d’entre nous qui n’achètent pas ces idéologies, cela crée un sentiment général de peur et d’insécurité. Comment avoir un échange raisonnable avec un kamikaze prêt à se faire exploser, ou expliquer au Baptiste qui brandit une arme à feu que vous voulez vous faire avorter, ou pourquoi vous pensez que votre mère préfèrera mourir que devenir un légume, qu’ils n’ont pas le droit de vous examiner l’anus à moins de le demander gentiment et vous baiser ? Je veux boire de la bière, fumer du crystal [5], danser comme un homme fou et/ou regarder Queer as Folk [6]. Dans un tel climat il devient alors tentant d’aller voir du côté des autres institutions autoritaires, celles qui ont une idéologie officielle de protection fondée par la rationalité – en particulier l’État et le système juridique. C’est vers l’État que se tournent les gens lorsqu’ils veulent être préservés d’un ennemi invisible qui semble être partout – le poseur de bombe dans le bus, le bigot au coin de la rue. Bien sûr, en augmentant le pouvoir de l’État nous renforçons les conditions sociales générales qui produisent l’Irrationalisme de masse duquel nous cherchons précisément à nous abriter et ce faisant, nous brisons le seul pouvoir qui pourrait vraiment les détruire ces deux entités – c’est à dire nous brisons notre propre contre-pouvoir collectif autonome.
Le techno-rationalisme et l’Irrationalisme mystique avancent de concert – ils font partie des pratiques les plus étendues du pouvoir et ils sont en même temps le projet du capital ; et aussi ils construisent/réduisent à la fois l’humain et la vraie vie des gens, au statut de sujet et à l’état de sujétion. C’est sous les auspices de l’Irrationalisme de masse – le crescendo de l’enchantement – que s’est mise en place la plus basse et fonctionnaliste rationalisation de nos vies et de la terre. Le développement de l’appareil militaire, la percée du pouvoir-bio, l’envahissement de la panoptique, l’annihilation de la biosphère, etc. ne pouvaient se produire que sous le « réalisme taré » généré dans un climat culturel et politique imprégné d’Irrationalisme de masse. Ainsi la réalisation de la libération – le mouvement historique réel contre les conditions du présent – la construction de machines de guerre errantes qui peuvent déclencher de nombreuses ruptures et générer des nouveaux mécanismes de vie édifiés à partir de l’autonomie et du désir – doit se poser elle-même à la fois contre le rationalisme et l’Irrationalisme, à la fois contre l’illumination et la contre-illumination.
Il est difficile d’attribuer une cause unique à l’accroissement de l’Irrationalisme de masse. Il est probable qu’il soit le produit de nombreux développements semi-autonomes ; parmi ceux-ci, le fétichisme marchand, la gestion bio-politique de la population, la division du travail, la répression psychique/sexuelle, la massification des technologies, l’industrie culturelle, etc. En fait, toutes les formes de pouvoir et de contrôle qui participent à l’élevage d’une population qui manque, tant à un niveau individuel que collectif, d’une quelconque autonomie réelle. La situation actuelle est que les activités humaines, en prenant ce terme dans son sens le plus large, sont réifiées et fétichisées en une forme ou une autre. En effet, toute la planète à l’heure actuelle semble se diriger vers l’exigence de toute chose – sauf celle des personnes. Le spectacle est inondé de dieux et d’idoles, tant sacrées que profanes, qui semblent être les forces qui animent la planète : la démocratie, le marché, la technologie, la nature, etc. Toutes ces réifications obscurcissent la réalité qui est que c’est des personnes et de leur organisation sociale qu’il est question ici.
Comme l’a relevé Marx, l’expansion de l’aliénation est directement proportionnelle à la restriction de l’autonomie humaine – autrement dit l’élaboration de notre pauvre condition, à la merci d’un monde que nous avons contribué à bâtir mais peinons à comprendre – sans parler de le contrôler.
Il est tentant dans ce rejet de l’Irrationalisme de revenir à un humanisme qui fonderait la pensée et l’action. Cependant, la catégorie de « L’Humain » est une réification en elle-même derrière laquelle on peut trouver toute une série de dispositifs disciplinaires. La réalisation de L’Humain a été un processus d’identification de ce qui est supposément humain et partant de là, la répression de ce qui ne l’est supposément pas : l’histoire de l’humanisme est l’histoire des asiles psychiatriques, des prisons et des camps. L’Humain émerge comme un élément de la circuiterie qui opère à la gestion bio-politique de la population. Il est possible de radicaliser le concept d’humain – pour le voir construit historiquement, comme un moment contingent dans la friction du pouvoir et de la résistance – et à proprement parler d’avancer l’idée qu’il y a des manières radicalement différentes d’être humain ; ces manières sont aujourd’hui immanentes de par notre capacité à rompre avec le capital et l’état.
Comme il est dit précédemment, la réponse à l’Irrationalisme de masse ne peut être un appel à approfondir le rationalisme – un tel clivage est une fausse opposition – mais plutôt une approche totalement « autre » de ces deux concepts. Parvenir au sentiment que nous reposons sur nos propres vies individuelles et sur nos luttes pour l’autonomie. La provocation de la rupture qui renverra tout cela vers une remise en question comportera des moments qui seront à la fois « fous » et « raisonnables », « mystiques » et « techniques » – mais aussi ni l’un, ni l’autre, à la fois l’un et l’autre, et au delà des deux. Rêver d’un monde qui soit totalement différent de celui bâti par la civilisation est forcément démentiel au regard des discours qui ont produit « aujourd’hui ».
Dave Antagonism, Green Anarchy #20, Summer 2005
[1] Référence à The Swamp-Thing, personnage de comics créé dans les années 70 par Len Wein et Bernie Wrightson : un chercheur en biotechnologie victime des exactions d’une société aux vues mercantiles devient un être mi-végétal qui défendra l’environnement (et l’humanité). Notons qu’Alan Moore, qui a signé le très anarchiste V pour Vendetta, est à l’origine d’une remise au goût du jour du personnage. NdT [Retour au texte]
[2] Slums : taudis, quartiers concentrant une population vivant dans des logements pauvres et des conditions de vie inférieures à celles du reste de la population. NdT [Retour au texte]
[3] Nomos : « loi ». Le terme tel qu’il est utilisé dans la poésie grecque (Homère, …) recouvre l’idée d’une « juste rétribution » (genre après la bataille, chacun reçoit biens et honneurs, ou déshonneur, en fonction de…). Par ailleurs, Némésis était la déesse de la vengeance et de la rétribution. A mon grand regret, je n’ai pas fait grec, donc si y en a qui peuvent confirmer/infirmer… (pour ma part j’y vois un peu la même chose que dans la notion de karma, « œuvre », mais aussi, justement, « loi ».) NdT [Retour au texte]
[4] Pep rally : littéralement « Réunion de dynamisation ». Juste avant les rencontres sportives étudiantes, chaque équipe et groupe de supporters se rassemblent sous l’impulsion des cheerleaders (dont en fait la pompom girl ne constitue qu’un genre particulier) en un cérémonial qui doit permettre de renforcer la cohésion et le dynamisme du groupe. On peut alors assister à des chorégraphies, de la musique et des chants entraînants, et même jusqu’à l’immolation d’effigies représentant des joueurs adverses… NdT [Retour au texte]
[5] Le crystal est une methamphetamine (d’où un autre de ses petits noms : « meth ») au puissant pouvoir stimulant. NdT [Retour au texte]
[6] Queer as Folk est une série télévisée britannique (ensuite reprise aux USA/Canada) mettant en scène un groupe d’hommes gays. NdT [Retour au texte]