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Travail précaire, incarcération massive et ségrégation ethnique

Lu sur Le Courrier : "CONFÉRENCE - Travail précaire, incarcération massive et ségrégation ethnique: à partir du cas étasunien, le sociologue français montre un même mécanisme à l'oeuvre dans tous les pays développés. Dans les années nonante, le sociologue français Loïc Wacquant, disciple de Pierre Bourdieu, pratique la boxe dans un club du ghetto noir de Chicago où il est le seul Blanc. Tous ses camarades d'entraînement ont fait de la prison («tu n'en as pas fait, toi?» lui demande l'entraîneur un brin surpris). L'un d'entre eux, devenu son ami, lui explique que l'économie de la rue lui permet d'échapper à ce qu'il appelle les «boulots d'esclave» (slave jobs) – c'est-à-dire les emplois dérégulés de l'économie des services.

 
Début 1998, il est arrêté en possession de moins de cinq grammes de drogue. Wacquant, qui enseigne désormais à Berkeley, prend l'avion d'urgence pour venir témoigner à son procès. Son intervention vaut à son ami de n'écoper que de... six ans de prison: c'est le minimum que le juge doit lui infliger en raison du système de «peines plancher» pour les récidivistes. Sorti il y a quelques semaines, il écrit dans une lettre: «Maintenant, les slave jobs, je suis obligé de les prendre. Sinon je risque de ne plus revoir mes gosses.» En raison de ce système qui fait sans cesse monter les enchères, il risque en effet la prison à vie à la moindre infraction.
L'expérience du club de boxe est un condensé de tous les éléments qui vont inspirer à Loïc Wacquant les thèses développées dans Les prisons de la misère puis dans Punir les pauvres, qui paraît ces jours-ci. Il y montre comment, aux Etats-Unis, «la main droite de l'Etat jugule les désordres créés par sa main gauche»: d'un côté, on sape les aides sociales et on flexibilise le marché du travail; de l'autre, on incarcère massivement: le taux d'emprisonnement ne cesse de grimper (depuis le milieu des années septante, la population carcérale a doublé tous les dix ans) alors même que le taux de criminalité stagne ou baisse.


TRANSPOSITION FRANÇAISE

Et ce modèle s'exporte: Les prisons de la misère a été traduit en treize langues, ce dont l'auteur n'est pas sûr qu'il y ait lieu de se réjouir. Il y a quelques jours, débarquant à Paris, il tombe, dans Le Monde du 26 février, sur ces deux titres: «M. Sarkozy insiste auprès des députés de l'UMP pour durcir les peines contre les multirécidivistes»; et, juste en dessous: «François Fillon veut contrôler davantage les demandeurs d'emploi». A l'école Normale Supérieure, où il donnait une conférence vendredi dernier, un auditoire archibondé l'accueille comme une rock star: «Je me doute que ce n'est pas pour ma personne que vous êtes là, mais parce que les thèmes que je traite sont hélas d'actualité...» Difficile, en effet, lorsqu'il évoque la «loi sur le travail et la responsabilité individuelle» paraphée en 1996 par le président Clinton, qui transformait le welfare en workfare, de ne pas penser au passage du Revenu minimum d'insertion (RMI) au Revenu minimum d'activité (RMA) opéré par le gouvernement Raffarin. Là où Clinton disait vouloir «mettre fin au welfare comme way of life», Raffarin martèle la nécessité de «redonner aux Français le goût du travail». Dans les deux cas, on insiste «sur les obligations des pauvres envers l'Etat et non plus l'inverse». La loi Perben II de réforme de la justice, très contestée, s'occupe quant à elle de durcir l'Etat pénal.


DIVISION ETHNIQUE

Qu'est-ce qui disposait les Etats-Unis à devenir le laboratoire de cet Etat d'un nouveau genre, libéral pour les gros, et paternaliste pour les petits, qu'il soumet à une tutelle agressive? D'abord, explique Loïc Wacquant, le fait qu'ils aient au départ un système de protection sociale faible et un marché du travail flexible. Mais un troisième facteur a joué un rôle décisif: la division ethnique. Outre qu'elle rend la classe ouvrière moins résistante à la dérégulation, elle empêche toute identification: l'aide sociale est perçue comme allant aux Noirs; sa bénéficiaire typique, dans les représentations collectives, est la jeune mère célibataire noire, victime de sa propre indolence, et dont la sexualité débridée menace les saines valeurs familiales. Elle est le pendant privé du membre de gang qui fait régner la terreur dans la sphère publique. Après le combat des Noirs pour l'égalité dans les années soixante, les Blancs ont rétabli la distance en fuyant vers les banlieues et en se dotant de leurs propres écoles. Ils ne veulent plus que leurs impôts servent à payer des prestations perçues de surcroît, dans une criminalisation du combat pour les droits civiques, comme une récompense à des émeutiers.


PARADOXE

L'incarcération massive n'est pas non plus leur problème: «Si le taux d'emprisonnement des Blancs était équivalent à celui des Noirs, il deviendrait la priorité absolue de tous les politiciens!» Les prisonniers sont exclus des droits civiques, parfois à vie: «Si Al Gore n'avait pas été le vice-président d'un gouvernement ultrarépressif, les choses auraient peut-être tourné différemment pour lui lors de l'élection de 2000...» Y a-t-il une comparaison possible avec l'Europe? Beaucoup se récrient à cette idée. Grave erreur: «Dans la plupart des pays d'Europe, la sur-représentation carcérale des étrangers postcoloniaux – et je ne parle même pas des nationaux d'origine postcoloniale! – est supérieure à celle des Noirs aux Etats-Unis...» La classe politique française, avec la loi contre le voile à l'école, est d'ailleurs en train «de fabriquer la division ethnique dont elle prétend se défendre».
Le plus ironique, c'est qu'aux Etats-Unis, on commence à se rendre compte de l'impact dévastateur de cette politique: «L'ancien chef de la police de New York est aujourd'hui chef de la police de Los Angeles, et il n'applique absolument pas la tolérance zéro! Le monde entier se rue sur ce modèle juste au moment où les Etats-Unis le remettent en cause...»

Note : Loïc Wacquant, Punir les pauvres, éd. Agone. Les prisons de la misère, éd. Raisons d'agir. Corps et âme, carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, éd. Agone.

Ecrit par libertad, à 17:23 dans la rubrique "Pour comprendre".



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