Lu sur
Organdi Quaterly : "Qu'est-ce qui vous a amené à travailler sur le naturisme? Mes recherches sur la naissance du scoutisme en France (dans le cadre de ma maîtrise d'Histoire), m'avaient conduit à constater que les sociétés occidentales ont été traversées, au début du XXe s., par un fort courant qui tendait à associer à la nature des vertus régénératrices et moralisatrices.
L'idée d'entreprendre un travail de thèse sur le naturisme m'a alors été suggérée par mon directeur de maîtrise. Je lui suis aujourd'hui reconnaissant de m'avoir autorisé à me lancer dans cette étude sous la direction d'un autre professeur.
De quand date ce mouvement et quelle a été son évolution?
Le mythe de la régénération par le retour à la nature est récurrent dans l'histoire occidentale. N. Cohn l'a largement mis en lumière dans le cas des millénarismes médiévaux. R. Girardet a également étudié ses multiples manifestations dans la pensée politique contemporaine.
Pour certains anthropologues (on pense immédiatement à Eliade, mais aussi G. Durand), il s'agit là de l'un des grands mythes universaux de l'humanité. Une telle affirmation laisse malgré tout la porte ouverte à un travail historique plus restrictif : ces mythes - portés par des groupes humains particuliers, en des lieux et à des époques diverses - sont façonnés par le contexte social et culturel, les croyances et les espérances des individus et des groupes qui se les approprient. Les convictions, les espérances et les réalisations que contribuent à produire ces mythes restent donc historiquement, socialement et culturellement, déterminés. On peut donc historiciser le thème de la régénération par le retour à la nature. C'est ce à quoi je m'attache.
Mes recherches s'intéressent plus particulièrement aux différents courants qui, à partir de la fin du XIXe siècle s'appuient sur la certitude d'un progressif déclin de l'espèce humaine suscité par l'industrialisation et l'urbanisation des sociétés occidentales et désignent alors la nature comme source de régénération individuelle et sociale. Il s'agit de cerner l'ensemble des croyances qui alimentent ces courants ainsi que les pratiques originales sur lesquelles elles débouchent (médecine naturelle, alimentation végétarienne, culture physique, nudisme…).
Un premier constat s'impose. L'enjeu primordial des appels au retour à la nature formulés par les différents courants du naturisme contemporain réside plus dans le corps humain que dans la nature elle-même. Le naturisme n'est pas un pré-écologisme. Il n'est pas un discours sur le risque de corruption ou de disparition du milieu naturel sous les effets de la modernité, mais une réaction à la peur de voir ces effets corrompre le corps de l'individu et, à travers lui, le corps social. C'est bien le corps humain que les naturistes rêvent de préserver, cultiver, fortifier et embellir.
Plongeant ses racines dans la tradition médicale néo-hippocratique de la fin du XVIIIe siècle, le naturisme de la fin du siècle suivant se présente avant tout comme un système curatif fondé sur le refus de la médecine moderne et comme un ensemble de prescriptions hygiéniques visant à assurer à l'individu une vie saine. Porté par des médecins sociaux, ce projet de réforme des condition d'existence touche des milieux déjà engagés dans des systèmes de croyance marginaux (théosophes, végétariens, anarchistes individualistes). On voit ainsi se former une sorte de nébuleuse naturiste dont la cohérence repose plus sur la formation d'une subculture particulière que sur des liens institutionnels formels. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale qu'apparaissent de véritables associations naturistes qui tentent de devenir des organisations de masse. Ces mouvements réduisent leurs exigences en matière de réforme individuelle afin de toucher un large public. Dans le même temps, elles inventent des pratiques de loisir nouvelles dont le nudisme fait partie.
Le naturisme est-il un projet social, culturel, existentiel...?
Le premier naturisme est essentiellement individuel et libéral. Ses promoteurs formulent un projet de réforme des conditions d'existence et proposent, par ce biais, une régénération individuelle. La nébuleuse constituée par les partisans du naturisme fait naître, nous l'avons dit, une subculture originale fondée sur un système de croyances et de pratiques particulier. Le second naturisme s'intéresse plus à la régénération sociale et, à ce titre, les associations qui le composent militent en faveur d'une prise en charge du corps par l'Etat (réforme de l'éducation physique, lois sur l'hygiène sociale ou l'examen médical prénuptial).
Dans un cas comme dans l'autre, l'adhésion au naturisme semble reposer sur une expérience plus existentielle : les conditions de vie dans la civilisation contemporaine ont rompu l'harmonie entre l'homme et le cosmos. Le respect d'un certain nombre de règles d'existence (les "lois de la nature") doivent permettre à l'homme de se fondre à nouveau dans cette harmonie et de se ressourcer en faisant l'expérience de sa véritable nature.
Concernant sa dimension sociale: quelle est sa relation avec l'eugénisme?
Le second naturisme assume clairement son engagement en faveur de l'eugénisme. Les dirigeants des associations naturistes entretiennent des relations avec les grandes figures de l'eugénisme français (qui, comme l'a montré Anne Carol, reste relativement libéral et très modéré en regard de ses homologues allemand, anglo-saxon ou scandinave). Leurs revues participent activement aux campagnes de presse organisées, dans les années trente, en faveur de l'examen prénuptial.
La pratique du nudisme elle-même est présentée, par ses promoteurs, comme l'un des fers de lance de l'eugénisme. L'exposition des corps nus oblige chacun à montrer le résultat de ses efforts personnels pour participer au projet de régénérescence physique. Elle fait entrer les nudistes dans une logique d'émulation qui les encourage à entretenir et à cultiver leur corps. La nudité collective permet également de choisir son futur conjoint en étant assuré que le vêtement ne cache pas les stigmates d'une maladie honteuse. Pour saisir la porté de cet argument développé dans les années trente, il faut se souvenir de la véritable angoisse sociale qui s'est développée à partir de la fin du XIXe siècle autour du thème de l'hérédité morbide. L'idée que les fléaux sociaux (alcoolisme, syphilis, tuberculose) conduisent à la procréation d'enfants dégénérés est alors largement répandue. Le nudisme doit alors permettre, selon ses tenants, d'écarter les dysgéniques du mariage et de favoriser les unions eugéniques. Enfin, les codes de pudeur sont tenus par les partisans du naturisme nudiste comme les principaux responsables des névroses et des perversions sexuelles. Le nudisme démontre, selon eux, le caractère naturel et non érotique de la nudité. Il apaise les esprits et calme des imaginations que les règles de pudeur risquent d'échauffer et de nourrir de fantasmes. La régénérescence mentale est un axe essentiel du projet eugénique de ces associations naturistes de l'entre-deux-guerres.
Au regard de travaux tels que ceux d'Elias et de Duerr, quelle relation particulière entre nudité et pudeur permet d'identifier le naturisme?
En surface, le nudisme s'affirme comme une contestation des règles de pudeur qui, selon Elias, se sont imposées en Occident depuis l'époque moderne. Toutefois, l'affirmation du caractère non érotique de la nudité et la sévérité des règlements des centres nudistes qui interdisent toute manifestation corporelle intempestive montrent que le nudisme ne remet pas en cause l'impératif de refoulement des pulsions et des émotions qui, comme le montre Elias, s'est progressivement accentué par l'intériorisation de la contrainte sociale. Exigeant de ses adeptes un autocontrôle sans faille, le nudisme naissant s'inscrit clairement dans ce processus de civilisation. L'exposition du corps nu au regard des autres témoigne d'une intériorisation de la norme de contrôle des pulsions et de l'exercice d'une auto contrainte suffisamment poussées pour rendre superflus certains codes sociaux qui l'étayent. Ces codes sociaux - parmi lesquels les normes de pudeurs - peuvent alors être dénoncés comme étant artificiellement imposés à l'individu par la civilisation, alors qu'est promue la pratique d'une nudité soi-disant naturelle. La naturalisation de la maîtrise des émotions appuie le passage de la contrainte à l'auto contrainte en agrégeant cette maîtrise à ce que l'individu perçoit comme constitutif de sa nature profonde. La naissance du nudisme, replacé dans le contexte plus large d'une évolution des codes vestimentaires et des pratiques de loisirs de plein air, témoigne alors du franchissement progressif d'une nouvelle étape du processus de civilisation dans laquelle le relâchement apparent de la contrainte et la diminution des interdits explicites seraient rendus possibles par une capacité d'auto contrainte accrue.
La critique de la théorie du processus de civilisation par H.-P. Duerr se fonde sur la remise en cause de l'idée selon laquelle l'entrée de la civilisation occidentale dans la modernité se caractérisent par le développement de la norme de pudeur et par un refoulement toujours plus grand du corps et de ses manifestations. Contrairement aux sociétés non-occidentales qui (comme les sociétés occidentales pré-modernes) possèdent toutes des normes de pudeur dont la non-explicitation ne fait que renforcer le caractère contraignant, l'occident moderne se distingue par son engagement dans une entreprise de formalisation et d'explicitation des normes de pudeur qui permet leur mise à distance et les rend moins contraignantes. L'individu a pu alors les appréhender comme des "manières d'être", des codifications sociales du paraître distinctes de son être authentique, ce qui a rendu possible leur transgression. Par la formalisation des normes de pudeur, la civilisation occidentale a permis, selon Duerr, l'émergence d'un individualisme hédoniste et permissif, dont le nudisme serait l'un des avatars.
On peut alors se demander si l'apparition du nudisme témoigne plus d'un renforcement de l'intériorisation des normes de pudeur ou, au contraire, d'une formalisation et d'une extériorisation qui permet leur mise à distance temporaire. Il me semble qu'un autre texte d'Elias offre, au moins temporairement, une issue à ce dilemme. Dans Sport et Civilisation, Elias reconnaît la possibilité d'une mise à distance temporaire des contraintes et affirme que celle-ci joue précisément un rôle dans le maintien de l'auto contrainte dans la vie sociale normale. Le concept de "libération contrôlée des émotions" qu'il élabore pour décrire le rôle des activités de loisir dans une société "non-excitante" et routinière peut probablement servir à éclairer l'apparition du nudisme. La baignade, l'exposition au soleil et la nudité collective dans les centres nudistes permettent aux participants, issus des couches moyennes et supérieures urbaines, d'éprouver des sensations particulières qui rompent avec la routine de la vie quotidienne. Toutefois, en allégeant, de façon temporaire, la pression des codes de pudeur qui encadrent la présence sociale du corps, le nudisme ne remet pas en cause le principe de l'auto contrainte. La relative libération sensuelle permise par l'exposition du corps aux éléments naturels et le spectacle de la nudité reste étroitement contrôlée dans la mesure où il n'est pas envisageable qu'elle permette de laisser libre cours aux pulsions et à la traduction corporelle des émotions.
En quoi le naturisme a-t-il été précurseur de nos préoccupations actuelles? Certains termes comme naturisme et nudisme sont souvent confondus, et cet amalgame reflète peut-être la méfiance du public. Le projet naturiste est-il plus en phase avec nos sociétés qu'il ne l'était au siècle dernier, et quel est l'avenir possible de ce mouvement?
Après la Seconde Guerre mondiale, les associations naturistes ont subit une évolution notable. Pour des raisons évidentes, le traumatisme qu'a constitué l'expérience du nazisme a rendu impossible la justification des pratiques naturistes en termes eugéniques. De nouvelles associations sont apparues qui ont progressivement renoncé à formuler un projet culturel et social pour se consacrer essentiellement à la pratique du nudisme pendant le temps de loisir. Les deux termes de naturisme et de nudisme sont alors progressivement devenus synonymes.Une minorité militante continue d'associer la pratique du nudisme à un projet éthique, fondé sur des valeurs humanistes. Mais elle déplore souvent que la motivation de la grande masse des participants se limite pour l'essentiel à une quête hédoniste.
A partir des années 1970, on a vu apparaître de nouvelles formes de nudité collective qui assument clairement leur caractère érotique et subversif, au nom de la révolution sexuelle. Ces expériences, qui ne sont pas sans rappeler celles menées par certains milieux anarchistes dans les années vingt, incitent à une relecture des débats autour du processus de civilisation qui promet d'être féconde.
Il reste que l'histoire sociale et culturelle du naturisme, de la fin du XIXe siècle à l'entre-deux-guerres, nous rappelle que derrière le discours de libération du corps vis à vis de la contrainte sociale et le projet de ressourcement par le retour à la nature se joue toujours la production de nouvelles normes qui encadrent la présence sociale du corps. Un tel constat nous invite à une nouvelle approche de la naissance et du développement des pratiques de loisirs dans les sociétés occidentales contemporaines.
Bibliographie succinte:
Arnaud Baubérot, "Le Corps du sauvage. L'imaginaire colonial des naturistes français", in A l'École de l'aventure, pratiques sportives de plein air et idéologie de la conquête du monde, 1890 - 1940 (sous la direction de Ch. Pociello et D. Denis), Paris, Presses Universitaires du Sport, 2000, p. 185 à 194.
Arnaud Baubérot, "Naturisme et nudisme, un retour à la vie sauvage ?", Agora, n°11, 1er trimestre 1998, p. 83 à 90.
Anne Carol, Histoire de l'eugénisme en France, les médecins et la procréation, XIXe - XXe siècle, Paris, Seuil, 1995, 382 p.
J.-M. Delaplace et S. Villaret, "Introduction à une approche comparée du naturisme en France et en Allemagne (1800-1939)", in J. Gleyse (ed.), L'Education physique au XXe siècle, approches historiques et culturelles, Paris, Vigot, 1999, pp. 119-125.
Alain Drouard, L'Eugénisme en question. L'exemple de l'eugénisme "français", Paris, Ellipse, 1999, 143 p.
Hans Peter Duerr, Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris, MSH, 1998, 472 p.
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, 342 p.
Norbert Elias, La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, 318 p.
Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, 392 p.
Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, 211 p.
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Georges L. Mosse, Nationalism and Sexuality. Respectability and Abnormal Sexuality in Modern Europe, New York, H. Fertig, 1985, 232 p.
Georges L. Mosse, L'Image de l'homme. L'invention de la virilité moderne, Paris, Abbeville, 1997, 216 p.
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