Lu sur
contrepropagande : Normand Baillargeon est professeur de philosophie et de sciences de l’éducation à l'Université du Québec, Montréal. Militant anarchiste et auteur de plusieurs ouvrages, dont l’Ordre moins le Pouvoir, il vient de faire paraître Les Chiens ont soif (Agone et Comeau Nadeau, Marseille et Montréal) et La lueur d'une bougie (fides, Les Grandes Conférences. Montréal).
Barricata :
Ce que nous connaissons de toi pour l’instant, c’est ton livre l’ « Ordre moins le pouvoir », que tu as écrit afin de permettre à celles et ceux qui ne les connaissent pas de découvrir les thèses anarchistes.
Mais raconte-nous un peu qui tu es :
Normand Baillargeon :
J’enseigne à l’Uqam, ici à l’Université, j’enseigne l’éducation, c’est à dire que je forme les futurs profs. C’est mon travail académique. Je suis également connu depuis 15 ou 20 ans au Québec, notamment grâce à ma participation dans un des grands medias libres et indépendants du Québec, le quotidien « le devoir ». J’ai tenu une chronique hebdomadaire sur l’éducation, puis sur la politique, c’est ainsi que les gens m’ont connu, c’était une chronique nettement libertaire. Ça a été une grande chance pour moi de pouvoir faire connaître les idées libertaires à un large public, dans un journal reconnu. J’écris aussi abondamment dans des revues alternatives au Québec. J’interviens donc souvent dans le débat public au Québec, et mes positions sont identifiées comme étant libertaires. Il y a cinq ans, j’ai donc sorti une sorte de vade mecum, dont l’ambition était de proposer dans un nombre de pages assez limité un survol des théories de l’anarchisme, pour les faire connaître au grand public, comme une sorte d’initiation à l’anarchisme, qui visait à combattre un certain nombre d’idées reçues. Il y a beaucoup de préjugés sur l’anarchisme, ils sont assez faciles à démonter si on se donne la peine de le faire. Depuis j’ai écrit quelques autres livres, dont un qui s’appelle « les chiens ont soif », recueil de chroniques libertaires sur un certain nombre de grands sujets économiques et politiques. J’ai également fait paraître un livre d’entretiens avec Chomsky, paru en 2003. J’ai fait également quelques autres publications, moins liées à l’intervention politique, je continue à écrire chaque mois dans des revues.
B : Cette notion d’intellectuel libertaire n’est pas très courante, en France notamment.
NB : il y a Michel Onfray, je ne le connais pas bien, mais je crois qu’il fait quelque chose d’intéressant avec son université populaire. Il revendique son statut. C’est assez rare ici aussi de rencontrer des personnes qui interviennent dans le débat public et qui se réclament de l’anarchisme, et qui ne reculent pas devant l’appellation d’intellectuel public. Moi ça ne me gêne pas. Il y a beaucoup de gens qui s’appellent intellectuels et que je trouve parfaitement innommables et imbuvables, comme Bernard-Henri Levy. Mais je ne fais pas le même métier que lui. Mais l’idée que mon travail consiste à faire valoir des idées, intervenir dans des débats publics, à faire de l’éducation populaire, à faire connaître des idées ou des auteurs, à montrer que les différentes problématiques sont présentées dans des cadres qu’il faut faire éclater parce qu’il y a d’autres façons de voir les choses, ça je me sens très à l’aise avec l’idée que c’est mon travail, et que oui, on peut appeler ça du travail intellectuel.
B : Ta formation universitaire, ça a été quoi ?
NB : J’ai fait deux doctorats, un en éducation, et un en philosophie. Mes grandes amours, c’est la philo, c’est la discipline que je préfère, mais j’aime aussi la poésie. J’ai quelques livres qui sortent bientôt. Il s’appelle « Trames », qui parle des rapports entre l’art et le politique. J’y présent un certain nombre de poètes, pour voir comment ils ont envisagé leur rôle politique, comment ils ont envisagé la pratique de leur art comme moyen d’intervention politique. On sait qu’il faut éviter de sombrer dans le pur endoctrinement, où l’art ne devient qu’une propagande, mais il faut éviter de faire un art qui soit inaccessible complètement. Les artistes que j’étudie ont essayé de trouver des moyens d’intervenir qui soient fidèles à certaines conceptions artistiques, et qui soient fidèles à certaines convictions politiques. L’autre livre qui paraît, c’est la traduction du livre d’un noir américain qui s’appelle Frédéric Douglas, né en 1818 dans le sud des Etats-Unis, esclave né d’une mère esclave, et c’est un homme qui va devenir le noir américain le plus connu de son époque. Il va s’enfuir, passer au Nord. Quand il était au Sud, il a appris pratiquement tout seul à lire et à écrire, se cultiver il va devenir un abolitionniste très célèbre, et quand il est passé au Nord, il va publier, parce que les gens mettent en doute le fait que ce soit un esclave en fuite, parce qu’il s’exprime trop bien et connaît trop de choses, ses mémoires, une petite autobiographie parce qu’il a à peine trente ans. Et il donne tous les noms, notamment de ceux qui le possédaient, ceux qui l’ont battu, et ainsi de suite. Comme il craint pour sa vie, il est obligé de s’enfuit en exil. Ce livre deviendra un immense best-seller. Je l’ai traduit, présenté et annoté, je trouvais que c’était intéressant, tant du point de vue politique que du point de vue de l’éducation. Ce sont des livres qui donnent un certain espoir dans la nature humaine. Pour le moment, je continue à écrire dans une revue canadienne qui s’appelle le Couac. Disons que l’alliance de la gauche canadienne a été réalisée au Couac, c’est une revue dans laquelle on trouve donc des tendances variées. Je participe aussi à une revue qui s’appelle « à bâbord », puis j’écris dans certaines revues sur demande, comme récemment pour le Monde Libertaire en France. C’était un article sur l’économie. Les éditions Agone viennent de faire paraître un texte important sur lequel les lecteurs sensibles aux visions radicales de la politique et à une lecture libertaire de l’actualité devraient se précipiter. Ça fait des années que j’essaie de faire connaître ce livre, je l’ai fait connaître au Québec, ça serait bien qu’il soit connu en France. C’est un livre de Michael Albert, militant américain qui anime Z Magazine, Znet, un magazine dans lequel Chomsky publie régulièrement. Michaël est quelqu’un qui a proposé une alternative économique. Ça fait partie des choses qui doivent être faites à gauche, parce qu’on ne peut pas se contenter, et je voudrais souligner ça d’un trait rouge, de dénoncer l’ordre des choses. D’abord, parce que très souvent les gens auxquels on s’adresse sont déjà conscients qu’il y a quelque chose qui ne va pas. On apprend rien à des gens qui ont été mis au chômage, qui sont rmistes, qui sont exclus sur le fait que notre société a un problème. On leur apprend rien en leur expliquant que sur le plan écologique il y a un problème, on leur apprend rien en leur disant que notre économie est militarisée. Ce travail d’éducation là, souvent, est déjà fait, et les gens sont sensibles à ça. Ce qui nous manque, c’est une alternative à tout ça, c’est de pouvoir proposer des buts plausibles, rationnellement accessibles, pour lesquels on peut se battre et gagner. Il nous manque des finalités qui sont attirantes pour les gens, et qui évitent de sombrer dans une sorte de cynisme ou de désespoir dans lequel on tombe trop souvent, y compris à gauche. C’est une chose saine de réfléchir à une économie qui correspondrait à nos valeurs, qui réaliserait ce qu’on veut vraiment. Autrement dit, quand le grand public regarde ce qu’on fait, les causes pour lesquelles on se bat, souvent il va dire, bon, on est d’accord avec vous, c’est vrai qu’il y des problèmes, mais qu’est-ce que vous proposez à la place ? Et il faut avoir des réponses à donner. Et sur le plan économique, c’est une chose utile. Alors je ne dis pas que le travail de Michael est parfait, mais ce qui est posé, c’est un projet d’économie anarchiste. J’avais traduit ça au Québec par « parecon », mais l’éditeur français m’a dit que ça n’était pas très bon comme titre ! C’est devenu « économie participative », ou « économie participaliste », parce qu’il y a déjà trop de « participatifs » en France. Il y a au moins un effort, ça n’est pas une solution toute faite, ça n’existe pas, mais les valeurs auxquelles nous adhérons sont explicitées là-dedans. On montre qu’on peut fournir un modèle économique où il n’y aurait pas d’organisation hiérarchique du travail, des patrons et des ouvriers, des gens qui donnent des ordres et des gens qui ne font qu’exécuter, cette organisation pyramidale du travail au sommet de laquelle on met les gens qui font les choses les plus intéressantes, les plus variées, et qui passent leur vie à donner des ordres à ceux qui en bas font les tâches répétitives, plates et emmerdantes à longueur de vie, et qui ne font rien d’autre qu’exécuter. Si on est militant anarchiste, on ne veut pas de ça. On veut pas d’organisation hiérarchique du travail. Le modèle économique doit permettre d’incorporer ça. Comment arriver à une économie qui respecte un principe non-hiérarchique. Et il y a d’autres valeurs au sein d’une économie qui conviendrait aux anarchistes. Par exemple, les anarchistes détestent l’idée de profit. Que serait donc une économie dans laquelle il ne serait pas possible de faire du profit, où il n’y aurait pas de propriété privée permettant l’accumulation de profit ? Comment fonctionnerait une économie dans laquelle quelqu’un comme Bill Gates ne pourrait pas exister, où il ne serait pas possible à quelques personnes de posséder une fortune équivalente à la richesse de plusieurs pays du tiers-monde ? Le modèle essaie de répondre à ça aussi. Ça fait partie des exercices intellectuels intéressants, ça nous force à réfléchir à ce qu’on est, à ce qu’on veut, à montrer que c’est plausible, et ça nous permet encore une fois d’avoir des objectifs à atteindre. Je pense important de rappeler que les anarchistes classiques de la fin du 19ème et début du 20ème siècle sont des gens qui ont fait ce genre de travail, qui ont proposé des objectifs à atteindre. Ce n’est pas pour rien que les anarchistes étaient rentrés dans les syndicats. C’est parce qu’ils croyaient que c’était par le biais du militantisme syndical qu’il était possible de parvenir à la propriété collective des moyens de production, à un type d’économie libertaire qu’ils envisageaient au moins dans ses grandes lignes. Et je pense que ça, ça nous manque à gauche.
B. A gauche, on se contente actuellement de vouloir aménager le capitalisme, qui est accepté comme horizon indépassable.
NB : un des drames de cette attitude, c’est qu’on consent constamment à ce que tous nos problèmes, que ce soit sur le plan économique mais pas seulement, ne soient pensés que dans le cadre que les institutions dominantes nous fournissent. Et c’est important de penser qu’il y a autre chose que ce cadre-là. On peut s’efforcer de faire autre chose que d’aménager, ou faire moins pire, que les circonstances. Une des erreurs tactique déplorable de la gauche, depuis vingt ans environ en occident, ça a été d’être l’artisan des pires politiques libérales lorsque les partis de gauche étaient au gouvernement. Il faudrait sans doute nuancer un peu dans le détail, mais en gros, c’est ça. Ici, le Parti Québécois, qui a été le parti socialiste des années 70, a été le principal pourvoyeur des politiques neo-libérales. Il a même été le pourvoyeur des maîtres à penser de cette propagation et de cette pratique neo-libérale. En France vous avez connu exactement le même système, et en Europe ça a été la même chose. Pourquoi ? Principalement parce que la gauche refuse de s’assumer. La gauche accepte aujourd’hui, considérant que l’horizon donné par le capitalisme mondialisé serait indépassable, l’idée que tout ce qu’on peut faire c’est l’aménager. Ce faisant, elle consent à la plupart des projets neo-libéraux, la plupart du temps c’est elle qui joue le rôle ignoble de les faire passer et accepter auprès du public. Et c’est ça qu’il faut vaincre aussi. Un des moyens par lesquels on peut le vaincre, c’est de rappeler qu’on se bat pour autre chose, de l’affirmer cette autre chose. Il ne suffit pas de dire qu’on veut répartir les profits, il faut dire qu’on ne veut pas de profits. Il ne suffit pas de dire qu’on va essayer d’obtenir une certaine démocratie dans le travail, il faut assumer le fait qu’on ne veut pas de hiérarchie dans le travail, pas de patron, pas d’esclave salarié, c’est terminé. Mais quand on énonce ces idéaux-là, même dans les groupes de gauche, certains ont l’impression que tu viens de la planète Mars. Or ce qu’on dit là était une idée communément admise il y a un siècle, dans les mouvements de gauche, aux Etats-Unis même, les gens considéraient que l’esclavage salarial était une chose qu’il fallait abolir. C’était une idée allant de soi, une idée « mainstream » si tu me passes l’expression, dans la plupart des courants de la société. Aujourd’hui ça apparaît comme une chose ignoble de dire ça. Parce qu’on a manqué notre travail d’éducation populaire, on a un défaut de mémoire et un défaut d’imagination, une carence de profondeur et de travail intellectuel.
B : Serge Halimi fait une bonne description du phénomène que tu décris dans « le grand bond en arrière », l’as-tu lu ? La pensée neo-libérale s’est imposée alors que ses promoteurs étaient minoritaires, mais qu’ils ont eu le courage de tenir des positions à contre courant, à une époque, l’après deuxième guerre mondiale, où l’ensemble des politiques économiques étaient d’inspiration keynesiennes, c’est à dire avec un grand rôle accordé à l’Etat.
NB : Je n’ai pas encore lu le livre d’Halimi, mais le résumé que tu en fais correspond tout à fait à ce qui se passe. Si tu regardes l’histoire politique et économique des cinquante dernières années en gros, tu vois qu’au sortir de la deuxième guerre mondiale il y a eu une forte demande de politique sociale, qui s’est incarnée dans des modèles keynésiens, et en sous-main de ça, pendant des décennies, tu as eu des idéologues libéraux extrémistes, qui ont fondé des organismes comme la Société du Mont-Pèlerin, ou investi des universités comme l’Ecole de Chicago, et qui ont tenu. Pendant ce temps-là, nous on mollissait, et aujourd’hui encore peu ont le courage d’affirmer autre chose. Et je trouve dommage qu’on ne le fasse pas, parce que souvent, le premier moment de stupeur passé, la plupart des gens comprend. Très souvent, bien des gens à qui on explique nos positions te disent « je ne le soupçonnais pas, mais je suis beaucoup plus anarchiste que je ne le croyais ». une fois qu’on explique les idées anarchistes, bien des gens s’y retrouvent, parce que ma conviction est que ces idées sont profondément inscrites dans la nature humaine. Je crois que les idéaux que portent les libertaires sont extrêmement séduisants pour un très grand nombre de personnes, dès qu’ils les connaissent et qu’ils dépassent l’image falsifiée qui en a été donnée dans l’opinion.
B : On peut voir l’économie avec deux logiques différentes, deux visions de la nature humaine : soit on considère qu’elle ne fonctionne que grâce à la compétition entre individus, soit qu’elle est le fruit de la participation et de la solidarité entre ces mêmes individus. On présente toujours l’économie comme une science exacte, ce qu’elle n’est pas, alors qu’il s’agit bien d’un choix politique, un choix de société.
NB : Dans l’histoire de l’anarchisme, le débat a été mené assez fort par Kropotkine. Il a publié un livre qui est l’ancêtre des thèses sociobiologiques d’aujourd’hui, qui s’appelle « l’entraide ». Son but est justement de montrer ça. Lui vivait un moment historique, semblable au nôtre de ce point de vue-là, où des gens se réclamant de Darwin avaient fondé un neo-darwinisme social, disant que l’organisation politique et économique de la société était un reflet de ce qui se passe dans la nature, que c’était complètement inévitable, c’est la loi de la jungle, la loi du plus fort. En écrivant son livre « l’entraide », Kropotkine voulait montrer qu’on pouvait faire une toute autre lecture de la nature, une lecture selon laquelle justement les espèces survivent en coopérant à l’intérieur d’une même espèce, parce ce que cette coopération est indispensable. Le point de base étant qu’on peut se donner un modèle qui prend comme base la nature, celui de la coopération, mais sur le fond, il n’est pas déraisonnable de penser que si les circonstances politiques et économiques dans lesquelles on vit sont favorables, les aspects de la nature humaine qui relèvent de l’entraide, de la coopération et de la solidarité vont trouver à se manifester. Evidemment, quand on vit dans les circonstances dans lesquelles nous vivons actuellement, d’autres aspects de la nature humaine, potentiellement présents, trouvent aussi à se manifester.
B : On rejoint le débat entre instinct et raison, ou entre culture et nature.
NB : Au Canada anglais, quelqu’un a écrit un livre qui s’appelle « la corporation », c’est intéressant de voir ça d’un point de vue historique. La corporation, c’est à dire l’entreprise, au sens légal du terme. Il examine l’entreprise comme un psychiatre examinerait une personnalité, en en faisant comme une sorte de psychanalyse. L’entreprise ne se préoccupe que de sa propre façon de fonctionner, elle ne se soucie que de son profit, ne se préoccupe jamais des retombées de ses actions, l’auteur en conclut que c’est un vrai cas pathologique, comme quelqu’un de très malade. Au-delà de ça, quand on regarde l’histoire des entreprises telles qu’elles existent en ce moment, ce sont des créations récentes dans l’histoire de l’humanité, et jusqu’à la fin du 19èsiècle, les gens maintenaient un contrôle sur les entreprises, ça peut sembler venir d’une autre planète quand je dis ça comme ça, mais c’est pourtant tout à fait exact. On réunissait des gens, des biens et des ressources, pour les besoins d’une collectivité. Lorsque la corporation remplissait les fonctions pour laquelle on l’avait créée, elle pouvait continuer à vivre. Mais à partir du moment où elle empiétait sur ce qu’on attendait d’elle, le public, qui détenait le droit de vie ou de mort sur l’entreprise, pouvait lui retirer sa charge et la faire cesser d’exister. A partir du moment où des industriels se sont réunis pour des mega-projets, comme la construction des réseaux de voies ferrées aux Etats-Unis, à coup de bataille juridique les corporations ont pu obtenir des statuts juridiques leur assurant l’impunité, et c’est dur à croire mais c’est la réalité, tu peux aller vérifier, l’immortalité. Les entreprises sont aujourd’hui des personnes légales immortelles. Et ça ne fait qu’un siècle, c’est tout récent, et complètement délirant.On ne peut être que complètement d’accord avec le diagnostic de l’écrivain dont je te parlais tantôt, qui décrit cette personnalité là comme étant pathologique, malade, complètement folle. Un des grands économistes de droite, Milton Friedman, membre de la Société du Mont Pèlerin dont on parlait tout à l’heure, dit que l’entreprise ne devrait avoir aucun souci social. Son seul but est de réaliser des profits pour ses actionnaires, c’est tout. Et elle n’a aucune autre responsabilité sociale. Quand Friedman a dit ça, même des gens de droite s’étaient un peu offusqués, parce qu’on ne peut pas dire que l’entreprise n’a rigoureusement aucune responsabilité sociale ou morale. C’est une erreur, Friedman a raison quand il dit ça, il a été parfaitement honnête en décrivant l’entreprise de cette façon là. L’entreprise est une entité malade, douée de protections juridiques démentielles qui font d’elle une personne morale immortelle, détenant des droits qui vont bien au-delà de ceux des individus, et qui, alors qu’à une certaine époque elle était au service des gens, est devenu un instrument d’oppression pour la majorité de la population.
Aux Etats-Unis, il y a des militants de tendance très libertaire qui, depuis cinq ou six ans et avec plus ou moins de succès, essaient de retirer leur charte à des entreprises. Ils rappellent que les entreprises, traditionnellement, n’existaient que par une charte que le public pouvait leur retirer. Or encore aujourd’hui, les entreprises ont une existence juridique, ce qui fait qu’en théorie ce n’est pas absurde de penser que le public pourrait retirer la charte d’une entreprise, c’est à dire l’ensemble de l’appareillage juridique qui lui permet d’exister. Aux Etats-Unis, c’est l’entreprise Unocal, tristement célèbre à cause du pipe-line qu’elle fait passer à travers l’Irak, qui est dans la mire de ces militants. Ils défendent l’idée qu’il n’y a aucune raison de laisser une entreprise avoir plus de droits juridiques et moraux que les individus qu’elle prétend servir.
B : Quand on discute avec des gens de droite, ils sont assez honnêtes par rapport aux buts de l’entreprise, qui est de réaliser des profits pour ses actionnaires. Curieusement, les meilleurs défenseurs de l’entreprise, c’est à dire ceux qui veulent trouver des vertus morales au capitalisme, se recrutent très souvent, en France en tous cas, parmi ceux qui ont eu une jeunesse d’extrême gauche, souvent maoïste ou trotskiste, mais repentis, comme ceux qui sont passés du col Mao au Rotary selon la formule de Guy Hocquengem.
NB : Comment s’appelle votre français qui dit « quand on est pas de gauche à vingt ans c’est qu’on a pas de cœur, quand on l’est encore à quarante, c’est qu’on a pas de tête » ?
B : c’est Denis Kessler, président de la Fédération française des sociétés d’assurances, et numéro deux du Medef, gauchiste repenti. Il est le modèle typique d’une certaine catégorie de personnes, qui notamment tiennent la presse en France, et qui ont réussi à faire aimer le capitalisme par les français, comme Libération par exemple, qui a mené une véritable campagne de propagande dans les années 80.
NB : et pourtant Libération est une institution « de gauche ». Là on entre dans un autre problème qui est troublant. Si tu lis les livres de gens comme Hayek, Nozik, Milton Friedman, tu vas trouver un discours articulé, auquel tu vas pouvoir réagir si tu es de gauche. Mais on est ici confronté, je ne sais pas comment ça se passe en France, à une propagande éhontée venant de la part des entreprises dans la presse. On ne peut même plus dire que les entreprises possèdent la presse, elles sont la presse. Une poignée de propriétaires possèdent la presse, ils sont la presse. Il y a fusion complète. Etre informé, c’est à travers les medias, entendre le discours dominant qui est celui des entreprises, et ce discours n’est même plus le discours subtil et articulé que peuvent nous présenter des économistes ou des théoriciens, c’est un discours de simplification extrême à destination du grand public. Et là il y a un travail d’éducation à faire pour sortir des cadres dans lesquels les débats sont contraints actuellement. Je pense que le bien-être, mais aussi la survie de millions de personnes dépend du degré de conscience, de réflexion, de connaissance, que le grand public peut avoir au sein de nos sociétés, les démocraties libérales, ce degré de connaissance dont dépend l’action, qui se base sur ce qu’on sait et qu’on comprend du monde. Et là, il y a un travail extraordinaire à faire, pour dénoncer les simplifications énormes qu’on déverse à destination du grand public, et dont il se nourrit, et qui constitue l’essentiel de la vision du monde qu’il obtient. Ces simplifications qui font en sorte qu’il ne sait pas ce qui se passe, qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et n’a de ce fait que peu d’intention d’agir par rapport à ce qui se passe. Aux Etats-Unis et au Québec, il y a quelques regroupements et quelques sites de medias alternatifs qui s’efforcent de faire passer un autre message. C’est pas facile pour toutes sorte de raisons, avec cette difficulté que l’adversaire qui diffuse le discours dominant dispose de moyens absolument extraordinaires. On assiste d’une part à une concentration des médias dans les mains d’un nombre de plus en plus réduit de propriétaires, et d’autre part à une convergence des medias, les mêmes informations circulant de l’un à l’autre. C’est du placement de produits pour leurs idées. On est soumis au rouleau compresseur d’une idéologie, d’une pensée unique, un seul type de discours, et il faut vraiment chercher pour en trouver un autre. Il faut avoir le temps, le goût, l’énergie, pour aller voir ailleurs, comme sur Acrimed, sur Altmedia, sur Zmagazine par exemple. Il faut continuer ce travail-là parce qu’il est crucial.
B : En France, le souci est qu’une grande partie de la presse est possédée par des marchands d’arme. Dassault, Matra-Hachette. Et les « indépendants » comme le Monde ont exactement la même stratégie.
NB : Et c’est la même chose pour l’édition : en France Gandhi est publié par un marchand d’armes. C’est assez spécial !
B : Comme la diffusion de la culture est aussi entre leurs mains, il n’y a plus beaucoup de façon de faire entendre d’autres voies.
NB : Il y a obligation devant des situations comme celle-là d’imaginer des nouvelles solutions. Par exemple les principes comme ceux de l’économie participaliste comme ceux dont je te parlais tout à l’heure pourraient aider à s’orienter. Pour la musique, on pourrait s’organiser en coopératives de diffusion. Il ne faut pas oublier qu’avec Internet, les gens à gauche ont souvent l’illusion que tout est gratuit, et c’est une aberration. Il nous faut nous aussi faire face à des questions économiques comme celles-là. Je n’ai pas la réponse, mais si les gens sont organisés en coopérative de production artistique, ils sont gérés selon des principes non hiérarchiques, selon des principes d’absence de profit, les gens qui consomment cette musique là peuvent payer la coopérative et les gens peuvent vivre de ça. Il faut imaginer des solutions de cet ordre-là, sans quoi, face à un ennemi aussi énorme comme la Fnac et les multinationales du divertissement, on a à peu près aucune chance de survie.
B : Il existe au Québec un label indépendant, qui ne distribue que des artistes indépendants, Local Distribution, qui fait un véritable travail dans ce sens, avec un bon esprit, c’est dommage que ça n’existe pas en France de façon aussi organisée. On a en France moins le sens du collectif peut-être.
NB : Ici le sentiment de vivre assiégé par une culture énorme, on a pas attendu la montée des firmes transnationales ou du neo-libéralisme pour le connaître.
B : Est-ce que c’est pour ça que le public québécois est particulièrement sensible aux textes ?
NB : Je ne suis pas spécialiste, mais je sais que la chanson québécoise a du sa survie grâce à des interventions collectives massives pour permettre la production d’albums, de vidéo, sans lesquelles peu de choses se feraient ici. On sait qu’il y a des problèmes avec l’organisation et la diffusion de la culture dans le modèle qu’on nous propose, on connaît quelques pistes de solutions que les gens imaginent face à ça. Comment investir ces lieux-là de valeurs libertaires ? Comment faire en sorte que les valeurs auxquelles nous croyons puissent y être représentées ? Comment faire en sorte que dans les allocations fournies pour produire de la musique, la consommation et la production de la musique, les valeurs que nous avons, organisation non hiérarchique du travail, absence de profit, égalité, diversité des produits consommés, comment faire en sorte que tout ça soit présent, ça reste à trouver partout, et ça fait partie de nôtre travail.
B : les initiatives existent, mais elles sont difficiles à mener à long terme, parce que ça demande des moyens et de l’énergie. Le bénévolat peut s’avérer épuisant au bout d’un moment, et pourtant le rapport à l’argent est une question difficile à aborder chez les libertaires. On a pourtant besoin de moyens pour ne pas s’épuiser, et pouvoir mener les projets plus loin.
NB : Ça fait 15 ou 20 ans que je milite avec différents collectifs, des revues. J’en ai vu beaucoup se créer puis mourir, et une des raisons, pas la seule évidemment, c’est qu’on ne veut pas affronter avec tout le sérieux qu’elle mérite la difficile question de la survie économique de l’entité qu’on a mise sur pied. Il y a un malaise profond à gauche dès qu’il est question d’argent. Accepter de parler de l’argent, ce n’est pas la même chose que de dire qu’on accepte un système économique qui ne produise du profit que pour quelques-uns par l’exploitation des autres. Ça on le refuse viscéralement. Ce n’est pas la même chose de dire ça que de dire que dans les circonstances dans lesquelles nous vivons il est sain que les gens qui travaillent fort sur certaines activités aient au moins le moyen de gagner leur vie avec cette activité. Pas de profit, pas d’exploitation, mais le moyen de gagner sa vie. Refuser d’affronter cette question-là, c’est souvent condamner nos organisations à mourir. Avec Internet, de nouveaux problèmes sont posés, c’est l’illusion de la gratuité. Beaucoup de gens ont l’illusion que le contenu étant là sur Internet, il est gratuit, et que ça serait honteux qu’on demande quoi que ce soit pour ça. Le problème devient particulièrement aigu à gauche, d’abord parce que ce sont des gens qui effectuent tout ce travail, de création et de mise en ligne, et que nous n’avons pas, que nous ne voulons pas avoir les mêmes ressources que nos ennemis, à savoir la publicité. Dans les journaux, dans les grands medias, ce qui assure la survie de ces institutions là, c’est qu’elles dépendent de la publicité pour assurer leurs revenus. Mickaël propose pour Znet trois types d’abonnement : abonnement de soutien, abonnement régulier, et un abonnement à 0 dollar par mois si tu n’as vraiment pas les moyens. Il y a un travail énorme fait derrière ça, ça n’est pas gratuit, et s’il n‘y a pas de publicité, si les contenus sont riches et variés, c’est qu’il y a des gens qui travaillent derrière. Ça ne peut pas continuer à exister sans ces gens-là.
B : On rencontre aussi ce genre de problème quand on organise des concerts alternatifs, où même si on demande un prix d’entrée minime d’accès et pour le bar, histoire de ne pas perdre d’argent, ou d’en récolter un peu pour une action de soutien, il se trouve toujours des gens pour trouver que c’est trop cher, même si c’est quasiment gratuit. Paradoxalement, ce sont toujours les mêmes qui paient sans se plaindre la bière trois fois son prix à l’épicier du coin, il ne leur manque jamais un centime dans ce cas. Même chose pour acheter du shit ou aller voir un concert dans une grande salle commerciale. Derrière certaines revendications de gratuité, on trouve parfois juste l’égoïsme d’un certain public qui est plus consommateur que libertaire.
NB : Cette réaction est la même que celle des personnes qui trouvent normal de payer lorsqu’il s’agit d’institutions bourgeoises, pour des journaux comme le Monde ou Libération par exemple, mais pas lorsqu’il s’agit de publications de gauche. C’est faire peu de cas du fait que les petites organisations ne peuvent pas exister sans un soutien financier. C’est une illusion très dommageable pour les organisations de gauche.
B : Connais-tu les mouvements libertaires en France ?
NB : J’ai vu quand j’étais en France qu’il y a un gros problème de coexistence entre les organisations de gauche. Il y a deux ans j’ai du faire une tournée de conférences, et j’ai rencontré plusieurs groupes libertaires, et la première chose qui m’a étonné, c’est de voir qu’il y a ces batailles énormes entre les libertaires et les autres groupes communistes, de gauche ou d’extrême gauche, auxquelles on n’est peu habitué ici parce qu’on n’a pas cette tradition là. La deuxième chose qui m’a étonné, ce sont ces scissions à l’intérieur de la gauche libertaire. Elles sont énormes et inconcevables. J’étais invité à parler dans des villes, où il y a deux groupes libertaires, et si l’un m’invite, les membres de l’autre ne viendront absolument pas me voir. Je parlais plus tôt de promouvoir nos idées, ce qui commence par lutter contre les préjugés qui affectent nos idées, de lutter ensuite contre toutes les formes de réductionnisme par lesquelles on nous ramène à des choses que nous ne sommes pas, mais aussi de montrer que nous avons des choses positives à proposer, que nous nous battons pour certaines valeurs qui si elles étaient mieux connues, bien des gens y seraient sensibles et se sentiraient concernées. Non seulement on ne fait pas ça, mais en plus on s’entre-déchire en querelles abyssales complètement insensées. Il faut absolument dépasser ça, parce que je pense que les idées libertaires ont le vent en poupe. Il y a quinze ans, quand je disais au Québec que j’étais anarchiste, les gens n’avaient pas la moindre idée de ce que c’était, on me prenait pour un fou. Maintenant ce n’est plus le cas. Le journal « la Presse » a récemment fait un article sur la presse libertaire, sur la façon dont les libertaires s’informent, sur leurs sites internet. On ne peut plus faire aujourd’hui comme si les libertaires n’existaient pas. Les idées qu’on défend sont un peu mieux connues, les idéaux pour lesquels nous nous battons séduisent de plus en plus de gens, et de plus en plus de jeunes militants, lorsqu’ils s’initient à la vie politique, prennent conscience de l’existence de ce courant d’idées là. Briser tout ça en querelles d’organisations est ridicule, comme de ne pas profiter de l’intérêt suscité par nos démarches pour affirmer haut et fort nos valeurs. Il ne faut pas commettre les mêmes erreurs que celles commises par les gens de gauche quand ils ont pris le pouvoir et qu’ils se sont retrouvés, de compromission en compromission, à défendre les idées qu’ils prétendaient combattre. Il faut éviter de sombrer dans ce piège-là. Evidemment, il y a un écart plus grand entre ceux qui défendent un socialisme libertaire et les marxistes qui défendent un socialisme autoritaire. On dit souvent que les sciences sociales sont très mauvaises pour faire des prédictions, mais il y a au moins un contre-exemple, c’est celle de Bakounine sur l’avenir du communisme. Il prédisait qu’on allait voir apparaître une
bureaucratie rouge, il avait tout vu, avec une remarquable justesse.